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Les Nabis et Ambroise Vollard

Hommage à Cézanne
Hommage à Cézanne

© GrandPalaisRmn (musée d'Orsay) / Adrien Didierjean

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Figure hors norme du marché de l’art du tournant du 19e siècle, Ambroise Vollard s’illustre comme l’audacieux promoteur de Paul Cézanne, du jeune Pablo Picasso ou encore de Georges Rouault. Une fois sa fortune assurée, il laisse libre cours à sa coûteuse passion pour l’édition. Il s’adresse notamment aux jeunes artistes qu’il présente dans sa boutique, parmi lesquels les Nabis, pour signer albums d’estampes et livres de luxe.

Ambroise Vollard, marchand et éditeur

Portrait d'Ambroise Vollard au chat
Portrait d'Ambroise Vollard au chat |

CC0 Paris Musées / Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris

Rien ne semble prédestiner Ambroise Vollard, fils de notaire venu de La Réunion pour faire son droit en métropole, à la carrière de marchand d’art qui le fait accéder à une renommée internationale. Après un bref passage dans la galerie L’Union artistique, il se lance, seul. Dès 1890, il développe une stratégie commerciale atypique qui, assortie d’un certain flair, lui permet de se faire une place et de se constituer un stock. Il achète à prix modique les fonds d’atelier de peintres d’avant-garde souvent inconnus des amateurs, parmi lesquels Paul Cézanne, Paul Gauguin ou encore les jeunes Pablo Picasso, André Derain et Emile Bernard. Il mise ainsi sur un succès différé en prenant quelques risques financiers mais en assurant, ce faisant, la sécurité matérielle de jeunes artistes. En promouvant les peintres dont il a acquis les œuvres, et en ne vendant ces dernières qu’au compte-goutte, il laisse leur cote s’élever et accroît considérablement la valeur de son stock.

Chaque époque de grande peinture a eu son marchand. Il y a eu Durand-Ruel pour les Impressionnistes. Il y a eu Vollard pour tous ceux qui ont suivi : Cézanne, Gauguin, ensuite les Nabis et bien d’autres peintres […]. 

Daniel-Henry Kahnweiler, Entretiens avec Francis Crémieux, 1961

Son confort financier étant assuré, Ambroise Vollard organise de moins en moins d’expositions et va jusqu’à se passer de boutique. En 1920, il s’installe en effet rue de Martignac, dans le 7e arrondissement de Paris, loin de la rue Laffitte et du quartier des marchands de tableaux où il s’est fait connaître. Son hôtel particulier lui tient lieu de logement, de réserve pour son stock, et surtout de maison d’édition. La distance qu’il prend vis-à-vis du milieu du commerce de l’art révèle surtout qu’il s’investit de plus en plus dans l’édition qui le passionne dès la fin du 19e siècle.

Betonnes à la barrière
Betonnes à la barrière |

Bibliothèque nationale de France 

Vollard touche à l’édition d’estampes en rééditant en 1894 la Suite Volpini, dix zincographies de Gauguin consacrées à la Bretagne. Mais c’est en 1896 qu’il se lance réellement, partageant ses premiers pas dans le domaine de l’estampe originale avec les Nabis, notamment. Vollard désigne ses premiers albums d’estampes comme des « coups d’essai » pour les artistes qu’il sollicite, mais ils le sont pour lui aussi. Volontiers prescripteur, coordinateur impliqué au point d’endosser parfois le statut de d’auteur, Vollard investit dans le gouffre financier de ses luxueuses éditions d’estampes puis de livres les bénéfices tirés de ses ventes de toiles de maîtres modernes.

Les albums d’estampes d’Ambroise Vollard

Les initiatives éditoriales d’Ambroise Vollard sont pour lui source de fierté. S’il revendique une démarche innovante, il n’en est pas moins inspiré par des initiatives qui le précèdent. D’autres marchands-éditeurs participent avant lui ou au même moment à la revalorisation de l’estampe originale et de la lithographie en couleurs, soutenant en ce sens les Nabis, comme Edmond Sagot ou encore Edouard Kleinmann. L’engouement est partagé par les artistes ainsi que par les amateurs qui voient dans ces estampes originales à l’esthétique d’avant-garde autant d’œuvres d’art à part entière.

Les Amateurs d’estampes
Les Amateurs d’estampes |

Bibliothèque nationale de France

André Mellerio, La lithographie originale en couleurs
André Mellerio, La lithographie originale en couleurs |

Bibliothèque nationale de France 

Vollard se distingue toutefois de ses collègues et concurrents.

Le critique d’art André Mellerio, proche d’Odilon Redon et des Nabis qu’il défend, le décrit dans son ouvrage La Lithographie originale couleurs1 (1898) comme « un des plus passionnés et des plus remuants pour l’édition de l’estampe ». Il salue notamment les deux albums d’estampes publiés en 1896 et 1897 : Les Peintres-graveurs et l’Album d’estampes originales de la galerie Vollard, composés respectivement de vingt-deux et de trente-deux estampes (voir ces albums en bas de page).

De tous temps, j’ai aimé les estampes. À peine installé rue Laffitte, vers 1895, mon plus grand désir fut d’en éditer, mais en les demandant à des peintres. […] Mon idée, à moi, était de demander des gravures à des artistes qui n’étaient pas graveurs de profession. Ce qui pouvait être pris pour une gageure fut une grande réussite d’art. 

Ambroise Vollard, Souvenirs d’un marchand de tableaux, 1937

À eux seuls, ces deux ensembles offrent un véritable panorama de l’estampe originale au tournant du 19e siècle. L’éditeur fait en effet appel à des artistes aux profils variés. En plus de peintres renommés tels qu’Albert Besnard, Henri Fantin-Latour ou encore Pierre Puvis de Chavannes, dont il espère bénéficier de l’aura, Vollard poursuit son engagement auprès de jeunes artistes qui incarnent une certaine modernité, à l’instar des Nabis Pierre Bonnard, Maurice Denis, Ker-Xavier Roussel et Edouard Vuillard.

Le Jardin de tuileries
Le Jardin de tuileries |

Bibliothèque nationale de France

Jeux d’enfants
Jeux d’enfants |

Bibliothèque nationale de France

Il sollicite également des artistes étrangers tels qu’Edvard Munch, József Rippl-Rónai, Jan Toorop, Théo Van Rysselberghe et James Abbot McNeill Whistler. La lithographie en couleurs, qui a les faveurs de Vollard, est la technique reine de ces albums, mais les amateurs y trouvent aussi des eaux-fortes, des gravures sur bois, et même un papier gaufré de François-Rupert Carabin.

Les Peintres-Graveurs
Les Peintres-Graveurs |

Bibliothèque nationale de France

Habile promoteur, Vollard attire l’attention sur son premier album en inaugurant sa nouvelle galerie, au 6 rue Laffitte, par une exposition consacrée aux peintres-graveurs. L’événement, couronné de succès, ne parvient toutefois pas à susciter les ventes. L’éditeur en vient à démembrer lui-même ces albums, peut-être trop hétéroclites pour de rares collectionneurs, afin de vendre séparément, à la feuille, les épreuves qui y sont réunies. Malgré l’échec commercial que représentent ses deux ambitieux albums, Ambroise Vollard poursuit ses éditions d’estampes, encouragé par un petit milieu de critiques et d’amateurs, eux-mêmes défenseurs de l’estampe originale. Il délaisse toutefois les projets au caractère composite : un troisième album préparé pour 1898 est ainsi abandonné. Un album d’eaux-fortes, initié dans les années 1920 et faisant appel à Foujita, Pierre Bonnard, Ker-Xavier Roussel Edouard Vuillard, Henri Matisse et Georges Rouault, n’aboutit pas non plus. 

Femmes dans la campagne
Femmes dans la campagne |

Bibliothèque nationale de France

Vollard publie plutôt des suites d’estampes confiées chacune à un artiste. Hormis la suite de six lithographies en noir de Fantin-Latour (1898) et celles de l’Apocalypse de saint Jean d’Odilon Redon2 (1899), hormis aussi les précieuses eaux-fortes de La Vie heureuse de Dante Alighieri (1898) d’Alfredo Müller, c’est la lithographie en couleurs qui l’emporte encore. Les trois albums de 1899, Amour de Maurice Denis, Quelques aspects de la vie de Paris de Pierre Bonnard et Paysages et intérieurs d’Edouard Vuillard, ainsi que l’inachevé Paysages de Ker-Xavier Roussel portent haut cette technique qui connaît alors un véritable âge d’or.

Ces chefs-d’œuvre de la lithographie en couleurs doivent beaucoup au concours expert du lithographe et imprimeur Auguste Clot. Ce dernier joue dès 1896 un rôle capital dans la création des lithographies en couleurs éditées par Vollard, en accompagnant les artistes, en leur enseignant la technique et ses astuces, en tenant même le crayon sur la pierre. Les albums des Nabis affermissent aussi pour certains une collaboration durable de Vollard avec des artistes qui le suivent dans le nouvel et ultime objet de son attention : le livre d’artiste.

L’atelier d’Auguste Clot en 1930
L’atelier d’Auguste Clot en 1930 |

Bibliothèque nationale de France

Les livres d’Ambroise Vollard

Dès 1900, avec la publication de Parallèlement de Verlaine illustré par Bonnard, Ambroise Vollard s’engage dans un programme titanesque. Ses livres – trente publiés de son vivant, quatorze achevés après son décès, et au moins douze abandonnés alors – contribuent à renouveler profondément l’édition de luxe. De même que pour ses albums d’estampes, il sollicite des artistes, essentiellement des peintres, aux productions variées. Il leur confie des textes eux aussi hétéroclites : des poèmes en vers et en prose, des textes religieux, des classiques grecs et romains, ou mêmes des œuvres originales signées par André Suarès ou par lui-même.

Que voulez-vous, j’aime mes livres pour la peine qu’ils m’ont coûtée. J’attends parfois pendant de nombreuses années qu’un peintre réalise pleinement le programme qu’il s’était assigné.

Ambroise Vollard cité par Marcel Zahar, « Les éditions Vollard », dans Formes, février 1931

Vollard privilégie toujours l’image au texte, auquel elle n’est plus assujettie, et conçoit ses livres comme une « succession de tableaux ». Parallèlement donne le ton : les lithographies de Bonnard, imprimées en rose, se superposent d’une manière nouvelle avec le texte souvent érotique de Verlaine, imprimé en italique du Garamont, un caractère ancien et alors oublié.

Les Amies 
Les Amies  |

Bibliothèque nationale de France

Si les bibliophiles boudent longtemps cet ouvrage trop novateur, comme les suivants, l’éditeur ne se décourage pas pour autant. Outre Bonnard, il sollicite Emile Bernard, Georges Braque, Marc Chagall, Maurice Denis, André Derain, Raoul Dufy, Pierre Laprade, Aristide Maillol, Pablo Picasso, Jean Puy, Odilon Redon, Georges Rouault ou encore Armand Seguin. Pour chaque ouvrage, il sait accompagner l’artiste d’adjuvants précieux. Ceux-ci sont souvent de véritables partenaires créatifs, à l’instar de Clot toujours, mais aussi de graveurs sur bois comme Tony Beltrand qui interprète notamment les dessins de Maurice Denis.

L’Imitation de Jésus-Christ illustrée par Maurice Denis
L’Imitation de Jésus-Christ illustrée par Maurice Denis |

Bibliothèque nationale de France 

Avec ses livres, Vollard reste fidèle à des peintres avec lesquels il travaille de longue date. Il en va ainsi pour les Nabis, surtout Bonnard et Denis : le second fournit les dessins pour L’Imitation de Jésus-Christ de Thomas a Kempis (1903) et Sagesse de Verlaine (1911), tandis que le premier, après Parallèlement, lithographie pour Les Pastorales de Longus, ou Daphnis et Chloé (1902), et, plus trad, grave à l’eau-forte pour Dingo d’Octave Mirbeau (1924) et pour Sainte Monique de Vollard lui-même (1930).
L’éditeur se fait alors volontiers auteur, revendiquant ainsi un rôle plus important encore.

Dingo d’Octave Mirbeau illustré par Pierre Bonnard
Dingo d’Octave Mirbeau illustré par Pierre Bonnard |

Bibliothèque nationale de France 

Les projets communs de Vollard et des Nabis s’étirent donc sur plusieurs décennies, parfois aussi du fait de retards divers, souvent dus au perfectionnisme de l’éditeur et à la multiplication de ses initiatives. En 1910, Vollard demande à Ker-Xavier Roussel de lui fournir des illustrations pour une édition de deux poèmes de Maurice de Guérin, Le Centaure et La Bacchante. Ce n’est qu’en décembre 1938 que l’Imprimerie Auguste Clot commence à facturer des essais pour cette publication qui reste inachevé à la mort du marchand-éditeur. Le décès brutal d’Ambroise Vollard, le 22 juillet 1939, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, marque le coup d’arrêt de nombreux projets. Reste tout de même une somme confondante d’ambition et de diversité, qui témoigne encore aujourd’hui de l’engagement et de la passion durable d’un marchand pour l’édition.

Notes

  1. André Mellerio (1862-1943), La lithographie originale en couleurs : L’Estampe et l’affiche (Paris), 1898
  2. Odilon Redon, Apocalypse de Saint-Jean : Ambroise Vollard (Paris), 1899

Provenance

Cet article a été publié dans le cadre de l’exposition Impressions nabies présentée à la BnF du 9 septembre 2025 au 11 janvier 2026. 

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