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Les Nabis et le livre illustré

Parallèlement, de Paul Verlaine, illustré par Pierre Bonnard 
Parallèlement, de Paul Verlaine, illustré par Pierre Bonnard 

Bibliothèque nationale de France

Le format de l'image est incompatible
À la fin d’un 19e siècle marqué par d’importantes évolutions techniques, le mouvement nabi propose une nouvelle voie dans l’art de l’illustration. Théorisée par Maurice Denis, cette approche redéfinit le rapport entre texte et image, conférant à cette dernière une autonomie nouvelle, parfois même une fonction inspiratrice. Tous les artistes du groupe ne l’investissent pas toutefois avec autant de conviction.

L’éclosion de l’illustration au 19e siècle

Au 19e siècle, plusieurs facteurs techniques et économiques font évoluer l’art de l’illustration. L’essor de l’image imprimée repose sur deux révolutions : l’invention de la lithographie en Allemagne à la fin du 18e siècle et l’émergence de la gravure sur bois de bout en Angleterre à la même époque. Ces deux techniques sont introduites en France vers 1815. La lithographie en couleurs, quant à elle, est mise au point vers 1837, parallèlement aux premières techniques photographiques.

Les Tombeaux de Georges Rodenbach illustrés par James Pitcairn-Knowles
Les Tombeaux de Georges Rodenbach illustrés par James Pitcairn-Knowles |

Bibliothèque nationale de France

Dans le même temps, le secteur de l’édition connaît une phase de prospérité et de diversification : ouvrages d’art, livres pour la jeunesse, romans-feuilletons, livres d’étrennes, etc. L’édition de luxe bénéficie autant que l’édition populaire ou la presse des nouvelles possibilités offertes par le perfectionnement de la reproduction mécanique. L’image associée au texte devient omniprésente, suscitant à la fois des revendications des graveurs pour la reconnaissance de leur travail et l’émergence de conceptions novatrices de l’illustration, plus librement envisagée par rapport au texte. Les artistes s’approprient le livre comme un espace de création, et les Nabis s’inscrivent pleinement dans ce mouvement.

Manifeste pour un nouvel équilibre entre texte et image

Maurice Denis, le théoricien du groupe, redéfinit l’illustration en août 1890, dans un article-manifeste où il formalise les principes guidant les Nabis dans leur quête de renouveau artistique.

L’illustration du livre selon Maurice Denis

Maurice Denis, « Notes d’art. Définition du néo-traditionnisme », 30 août 1890.
XXI Quand la plastique lutte de près avec l’écriture, dans le livre apparaissent les...
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Le « néo-traditionnisme » qu’il y définit vise notamment à abolir les frontières entre les arts. En matière d’illustration, Maurice Denis plaide pour une interdépendance entre décor et texte, rejetant toute approche purement littérale. Selon lui, l’illustration se doit d’accompagner le sujet plutôt que de le représenter servilement. En redonnant au livre une dimension décorative, elle invite le lecteur à en apprécier l’esthétique tout en proposant une autre forme de lecture.

« Mais l’illustration, c’est la décoration d’un livre ! […] Trouver cette décoration sans servitude du texte, sans exacte correspondance de sujet avec l’écriture ; mais plutôt une broderie d’arabesques sur les pages, un accompagnement de lignes expressives. »

Maurice Denis [Pierre Louis], « A Blanc et Noir », Art et critique, 18 janvier 1890, p. 717

À l’opposé de ces concepts, l’illustration photographique, perçue comme simple procédé mécanique, fait l’objet des railleries de Denis.

« Est-ce qu’un roman illustré par la photographie ne serait pas assuré du succès ? […] Ce serait tout aussi décoratif que Myrbach, Bayard, Jeanniot ou Duez. Et il deviendrait au moins évident que le DESSIN, c’est tout autre chose. »

Maurice Denis [Pierre Louis], « A Blanc et Noir », Art et critique, 18 janvier 1890, p. 717

Des positions des autres membres du mouvement nabis sur la question, nous ne savons pas grand-chose, faute d’écrits. Au détour d’une Enquête sur le roman illustré par la photographie, menée par André Ibels en janvier 1898 – reflet du débat qui agite l’époque tout entière – les thèses de Denis semble toutefois partagées. Paul Sérusier approuve timidement « l’ornementation de la page imprimée… ou bien l’estampe jointe au livre… peut-être… », tandis qu’Henri-Gabriel Ibels tranche : « Entre Daumier et Nadar… Je n’hésite pas ! »

Autonome, l’illustration nabie cherche donc à s’émanciper du texte et du contrôle de l’auteur, mais aussi d’une forme de réalité. Pour le poète Georges Rodenbach, le livre n’est-il pas « qu’un point de départ, un prétexte, un canevas à rêves » ?

Une pratique inégale

Les premiers Nabis à mettre en œuvre les principes du manifeste sont Paul Sérusier et Maurice Denis lui-même, avec le soutient d’Edmond Bailly, fondateur de la Librairie de l’art indépendant. Pour illustrer son recueil de poèmes La Voie sacrée, Jules Méry sollicite de Sérusier une « scène de carnage », qui prend finalement la forme d’un frontispice représentant un calvaire.

Le Voyage d’Urien d’André Gide illusté par Maurice Denis
Le Voyage d’Urien d’André Gide illusté par Maurice Denis |

Bibliothèque nationale de France

C’est toutefois Maurice Denis qui s’engage le plus dans l’illustration. Avant même son manifeste, il avait déjà proposé une mise en image de Sagesse de Paul Verlaine. Par la suite, trois de ses œuvres marquent véritablement une nouvelle symbiose entre texte et image : un bois gravé pour la couverture du Songe de la Belle au bois de Gabriel Tarieux encore assez figuratif, un frontispice pour la partition de La Damoiselle élue de Claude Debussy, et surtout l’illustration du Voyage d’Urien d’André Gide, aboutissement majeur du livre nabi.
Comme pour La Voie sacrée, c’est là encore l’auteur qui sollicite l’illustrateur. Dans un processus créatif inédit, Gide envoie au fil de l’écriture son texte à Denis, qui s’attache à traduire les émotions ressenties à sa lecture dans une trentaine d’images lithographiées en deux couleurs. Le résultat est un voyage poétique et éthéré, où typographie et image résonnent en harmonie. Écrivain et illustrateur deviennent co-créateurs à parts égales, bouleversant les conventions du livre d’art.   

Contemporain, mais plus modeste, le Petit solfège illustré par Pierre Bonnard, sur des partitions de son beau-frère Claude Terrasse, se distingue par son ingéniosité et ses facéties, adaptées à un public enfantin. Il n’en demeure pas moins novateur par ses interactions constantes entre texte et dessin.   

Le rôle de La Revue Blanche

Les Vierges de Georges Rodenbach illustré par József Rippl-Rónai
Les Vierges de Georges Rodenbach illustré par József Rippl-Rónai |

Bibliothèque nationale de France 

Paradoxalement, les Nabis sont rarement à l’initiative des projets d’illustration qu’ils réalisent, répondant le plus souvent à des sollicitations d’auteurs ou d’éditeurs. La Revue blanche leur permet de participer à la redéfinition des rôles entre écrivain et illustrateur. Dans son supplément humoristique Nib, édité trois fois en 1895, auteurs et plasticiens sont associés par couples et le dessin précède le texte. Une inversion similaire des rapports se retrouve dans la conception des Vierges de Georges Rodenbach : l’illustrateur Jószef Rippl-Rónai rapporte dans ses Mémoires que le poète « illustre [ses] dessins ». Ce processus d’édition se répète pour les Rassemblements dirigés par Octave Uzanne, où Vallotton envoie à la Revue blanche ses lithographies pour qu’en soient tirés des textes.

En ouvrant une maison d’édition, La Revue blanche renforce la diffusion des illustrations nabies. Denis, Vuillard, Roussel et Bonnard fournissent ornementations de couvertures et frontispices pour les ouvrages publiés. En 1898, une nouvelle étape est franchie avec Intimités de Vallotton, conçu comme un livre sans paroles.

Ambroise Vollard, éditeur de livres illustrés nabis

Ambroise Vollard
Ambroise Vollard |

Bibliothèque nationale de France / DR

Ambroise Vollard, galeriste devenu éditeur, devient aussi un ardent promoteur de la conception nabie du livre illustré. Entrepreneur audacieux, il se lance au tournant des années 1900 dans l’édition de livres de luxe pour bibliophiles. Si ces ouvrages renferment presque toujours des textes antérieurs – poésie de Verlaine, Imitation de Jésus-Christ, mais aussi le roman Daphnis et Chloé de Longus – ils respectent les principes nabis, cherchant à souligner, révéler ou atténuer le texte, voire à le redire selon une approche parallèle.

Pierre Bonnard et Maurice Denis retiennent particulièrement l’attention de Vollard. En 1900, le premier illustre Parallèlement, de Verlaine. La sensualité explicite des textes et des lithographies roses s’exprime sur la page de manière novatrice, le trait s’étirant parfois d’une feuille à l’autre ou se superposant à la typographie. La primauté du caractère sur l’image s’efface. Pourtant, l’ouvrage est boudé par les bibliophiles, déconcertés par l’usage de la lithographie dans ce « beau livre ».

La collaboration entre Vollard et Maurice Denis suit d’autres chemins, car l’artiste devient l’initiateur des projets, sur lesquels il travaille souvent depuis longtemps.  En 1903, il fait ainsi publier par Vollard L’Imitation de Jésus-Christ, sur laquelle il a commencé à travailler en 1893, tandis que Sagesse de Paul Verlaine paraît en 1911, avec des illustrations réalisées vingt ans plus tôt. Xylographie, textes consensuels : tout est mis en œuvre pour éviter les critiques qui avaient frappé les ouvrages de Bonnard. La couleur est abandonnée au profit du noir et blanc pour L’Imitation. Dans Sagesse, elle revient sur demande de Vollard, mais avec une technique inspirée des livres médiévaux et renaissants, rappelant les « anciens missels » enluminés chers au peintre. Dans une alliance subtile de spontanéité et de mysticisme, Maurice Denis crée des ouvrages dont l’ornementation raffinée ouvre aussi à une forme de dévotion et d’élévation spirituelle.

L’Imitation de Jésus-Christ illustrée par Maurice Denis
L’Imitation de Jésus-Christ illustrée par Maurice Denis |

Bibliothèque nationale de France 

Sagesse de Paul Verlaine illustré par Maurice Denis
Sagesse de Paul Verlaine illustré par Maurice Denis |

Bibliothèque nationale de France 

Un jalon essentiel dans l’histoire de l’art et de l’édition

Dans leur approche globalisante de l’art, les Nabis traitent le livre comme il le font des affiches, des décors, des meubles, des paravents et des vitraux : comme un objet esthétique homogène, où texte et décor ne font qu’un. Pourtant, si l’illustration a été un terrain d’expérimentation plastique pour beaucoup, peu s’y sont réellement consacrés à grande échelle, à l’exception de Denis et Bonnard. Leur héritage, transmis notamment par le biais des élèves de Maurice Denis comme Gabrielle Faure, demeure pourtant encore sensible de nos jours.

Provenance

Cet article a été publié dans le cadre de l’exposition Impressions nabies présentée à la BnF du 9 septembre 2025 au 11 janvier 2026. Il est largement inspiré de Clémence Gaborieau, « Les Nabis et le livre illustré », Impressions nabies, Paris : Bibliothèque nationale de France, 2025

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