Découvrir, comprendre, créer, partager

Article

Histoire naturelle

Buffon, 1749-1789
La Tourterelle du Canada
La Tourterelle du Canada

Bibliothèque nationale de France

Le format de l'image est incompatible
L’Histoire naturelle, générale et particulière, avec la description du Cabinet du Roi est une collection encyclopédique d'ouvrages rédigés par Buffon sur près de 50 ans qui embrassent tout le savoir de l’époque dans le domaine des « sciences naturelles » : trente-six volumes parus de 1749 à 1789, plus huit autres après sa mort, grâce à Lacépède. Souvent novatrice dans ses prises de position, l'œuvre constitue aussi l'un des premiers grands ouvrages de vulgarisation scientifique du 18e siècle, dont l'usage se perpétue jusqu'à la Première Guerre mondiale.

Une nouvelle vision de la nature

Comprendre le fonctionnement de la nature

Page de titre du premier tome de l’Histoire naturelle
Page de titre du premier tome de l’Histoire naturelle |

© Bibliothèque du Muséum national d’Histoire Naturelle

L'Histoire naturelle lancée par Buffon et Daubenton paraît en 36 volumes durant un demi-siècle, de 1749 à 1789. Les trois premiers volumes concernent l'histoire de la terre et des planètes, puis l'histoire naturelle de l'homme. Ils s'ouvrent par un « Premier Discours » qui vaut le Discours préliminaire de l'Encyclopédie et qui propose de concilier l'expérience quotidienne avec les hypothèses cosmologiques. 

Buffon s'intéresse ensuite au règne animal. Abandonnant la classification de Linné, il décrit les animaux selon l'ordre dans lequel un Européen du 18e siècle pouvait les découvrir. Les animaux domestiques s'offrent les premiers au regard et à la connaissance. Ils sont décrits de l'extérieur et de l'intérieur, tels que les pratiquent les gens de la campagne et les aristocrates de retour sur leurs terres. Ils sont restitués dans leur existence, dans leur énergie vitale. 

Alors que les naturalistes s'attachaient au détail de la morphologie pour dresser une taxinomie, Buffon rend compte d'une vie animale pour saisir l'opération de la nature. Il se situe à la fois en deçà et au-delà de la classification traditionnelle. En deçà puisqu'il demeure plus proche de l'expérience quotidienne, au-delà puisqu'il vise une explication globale de la nature. Il n'hésite pas à placer l'homme dans le cadre de cette histoire naturelle, mais se réfère au dualisme cartésien qui confère à cet être humain un statut particulier dans l'ensemble de la nature.

Toutes ces analyses établissent un équilibre entre le spiritualisme affiché et des développements qu'on peut traiter de matérialistes. Les historiens aujourd'hui discutent de cette alliance. Certains plaident pour un spiritualisme sincère de Buffon. D'autres avec Jacques Roger croient à la prudence de celui qui n'a pas voulu heurter de front l'autorité. 

Thierry Hoquet parle de l'Histoire naturelle
Audio

L'Histoire naturelle de Buffon, une œuvre de compréhension de la nature
Par Thierry Hoquet

Une pensée qui inquiète

Buffon se permet certaines audaces en particulier sur la création de la terre et la naissance de planètes. Quand il publie ses ouvrages à l'Imprimerie royale grâce à certaines protections, il évite de demander un privilège : il échappe ainsi à une censure préalable mais n'évite pas complètement quelques démêlés avec les théologiens après la parution de deux de ses livres.

Manuscrit de l'introduction à l'Histoire naturelle
Manuscrit de l'introduction à l'Histoire naturelle |

Bibliothèque nationale de France

Les premiers volumes n'ont été examinés ni par les censeurs ni par l'Académie des sciences dont Buffon est membre. Dès 1751, la Sorbonne s'inquiète de certaines propositions. Mais la position de l'intendant du Jardin du roi, faisant publier son travail par l'imprimerie royale et possédant une fortune personnelle, est plus solide que celle de Diderot. En 1779, le volume des Époques de la nature, qui interprète métaphoriquement la Genèse, provoque une condamnation explicite.

À chaque fois, Buffon se soumet formellement et poursuit son travail scientifique qui consiste à mettre en relation une description et une explication des phénomènes de la nature. Nombreux avant Buffon sont les naturalistes qui observent la nature, qui utilisent les ressources nouvelles offertes par le microscope, qui classent les espèces. Buffon ne se contente pas de décrire ou d'épuiser un secteur particulier de la réalité, il veut composer une histoire générale de la nature et rendre compte des opérations de cette nature qui n'est pas sans doute un être idéal et providentiel, mais prend pourtant la place accordée par les théologiens et bien des naturalistes au Créateur. Aussi Buffon a-t-il subi les attaques des défenseurs du christianisme ainsi que celles des scientifiques, choqués de son ambition généraliste et du décalage entre l'état des connaissances et l'ampleur de la synthèse. Il ne compose pas un traité de spécialistes, il écrit dans une langue littéraire dont il propose la théorie dans son discours de réception à l'Académie, connu sous le titre de discours sur le style. Il s'adresse au nouveau public lettré.

Preuves de la théorie de la Terre
Preuves de la théorie de la Terre |

Bibliothèque nationale de France

Le sens de la synthèse est également sensible dans sa théorie de la reproduction qui tente de dépasser la contradiction entre les ovistes, partisans d'une prééminence de l'élément maternel, et les animalculistes, insistant sur l'importance de l'animalcule paternel ou spermatozoïde. Mais ce débat en cache un autre, plus fondamental : les êtres sont-ils tout formés dans un germe, préexistent-ils à leur naissance ? Buffon commence à penser la reproduction, sans s'émanciper totalement de l'idée de germe qui serait l'être futur en réduction. Il s'efforce de rendre compte de l'hérédité qui montre l'évolution des espèces, sans pouvoir renoncer à une préexistence.

Son Histoire naturelle est un ensemble composite qui discute des grands problèmes scientifiques du temps mais constitue également un tableau pittoresque de la nature, destiné à une large diffusion pédagogique et mondaine durant plus d'un siècle.

Une grande œuvre de vulgarisation scientifique

Le vivant au cœur des passions au 18e siècle

L'histoire naturelle en tant que discipline ne touche pas que les savants, par les questions scientifiques fondamentales qu'elle pose, elle ouvre plus que d'autres sciences l'ère de la vulgarisation scientifique. 

L'histoire naturelle est, de toutes les sciences, celle qu'on cultive avec le plus d'application, dans un siècle éclairé comme le nôtre.

Le Mercure de France, 18e siècle.

Déjà l'Abbé Pluche en 1732, avec Le Spectacle de la nature (18 éditions et 2 abrégés) avait retiré la science aux savants pour les diffuser dans le grand monde. Il alimente, avant Buffon, la curiosité sur l'origine du monde et l'observation du vivant. Or, Buffon lui n'est pas un pédagogue, il est un homme de sciences et se présente comme tel. Il permet aux gens d'entrer dans le temple des connaissances. Au goût pour les collections, s'ajoute la « curiosité pour le vrai ».

Un succès éditorial

Daubenton
Daubenton |

Bibliothèque nationale de France

L'Histoire naturelle générale et particulière connaît un succès immédiat dès 1749, lors de la parution des trois premiers volumes. En six semaines, 20 000 volumes sont vendus et épuisés. Réédité au début du mois d'avril 1750, l'ouvrage connaît une 3e édition, à la fin du même mois ! Aussitôt traduite en allemand, en anglais, en hollandais, l'Histoire naturelle fait l'objet de contrefaçons, dès le début de sa publication : à Amsterdam par J.N.S. Allamand (1766-1785), par Samson (1785-1790) etc... Dès 1752, l'Histoire naturelle paraît aussi en format in-12°, sans gravures et sans les descriptions anatomiques de Daubenton, à un prix modeste. L'édition de ce format fut interrompue pour être reprise par Panckoucke en 1764 ; une autre également paraît en 1775 à l'hôtel de Thou avec figures.

Rapidement Buffon sait utiliser les compétences de son entourage. À propos des descriptions anatomiques de l'Histoire des quadrupèdes, publiée en 1765, Buffon parle des « tripailles de Daubenton » pour nommer les travaux, pourtant précieux, de son adjoint au Cabinet du roi. Guéneau de Montbeliard travailla aux neuf volumes de l'Histoire naturelle des oiseaux que continua l'Abbé Bexon. Enfin, Faujas de Saint-Fond et Guyton de Morveau traitèrent l'Histoire des minéraux. Après la mort de Buffon en 1788, Lacépède continua son œuvre en donnant l'Histoire générale et particulière des quadrupèdes ovipares et des serpents (1781-1789) puis l'Histoire naturelle des poissons (1798-1803) et enfin l'Histoire naturelle des cétacés (1804). Voilà pourquoi l'Histoire naturelle complète et définitive en 1804 compte 44 volumes.

Les Organes du sanglier
Les Organes du sanglier |

© Bibliothèque du Muséum national d’Histoire Naturelle

Perroquet à ventre pourpre de la Martinique
Perroquet à ventre pourpre de la Martinique |

Bibliothèque nationale de France

Cette histoire éditoriale très riche explique que l'on trouve des collections hétérogènes comportant des volumes d'éditions différentes et de qualité inégale. Brunet dans le Manuel du Libraire mentionne : « Beaucoup de personnes ont négligé de retirer les volumes à mesure qu'ils paraissaient et n'ont songé à compléter leur exemplaire que lorsqu'elles ne pouvaient plus se procurer le premier tirage des planches : voilà pourquoi il n'est point rare de trouver des exemplaires dont les premiers volumes sont très beaux et les derniers fort médiocres, ou au contraire... ».

L'Histoire naturelle générale et particulière séduit le public au-delà de son contenu. Elle est un bel objet, richement illustré de gravures qui donnent au lecteur une impression de vérité voire de crudité (les descriptions anatomiques sont parfois qualifiées de choquantes). L'Histoire des oiseaux produit des gravures en couleurs, somptueusement coloriées par Madeleine Basseporte et d'autres (80 artistes travailleront pendant cinq ans à l'illustration de cet ouvrage). Elles ont toujours à l'heure actuelle la faveur de l'amateur de livres anciens comme du grand public.

Un large lectorat

Daniel Mornet dans son Histoire des sciences de la nature en France au XVIIIe siècle nous indique la place toute privilégiée de l'œuvre écrite de Buffon dans les bibliothèques du 18e siècle recensant le nombre d'ouvrages par auteur, lus par « les gens de noblesse, de haute bourgeoisie, fonctionnaires, avocats, médecins ». Sur cinquante huit auteurs scientifiques, Buffon est le plus lu, suivi de peu par l'Abbé Pluche.

Si l'Histoire naturelle a pu circuler et instruire les provinces éloignées comme les cours européennes, les amateurs d'histoire naturelle dans les villes en veulent davantage. Des cours s'organisent où il importe de se montrer et où l'on apprend sur « les minéraux, les végétaux et quelques productions de l'art relativement aux besoins et à l'agrément de la vie ». Contre la scolastique, et pour certains contre la théologie elle-même, on veut l'expérience des faits. Le cours de Valmont de Bomare, qui s'ouvre en 1757, a lieu trois fois par semaine en 1764, l'enseignement sur le même thème est dédoublé en 1769, puis devient gratuit le dimanche : « On y compte annuellement des personnes de tout âge, de tout ordre, et de l'un et l'autre sexe ».

Planche de cartes à jouer aux figures de Voltaire, Buffon, Racine et Bayard.
Buffon aux côtés de Voltaire, Racine et Bayard sur une planche de cartes à jouer, 1800-1830 |

Bibliothèque nationale de France

L'œuvre de Buffon conquiert les femmes : Madame Roland la lit à seize ans, les journaux parmi lesquels Le Journal des dames en font l'éloge. Buffon suscita habilement les générosités et récompensa, en les citant dans l'Histoire naturelle, les dames de la cour qui donnèrent pour les collections du Cabinet du roi.
Plus que l'illustration, le style même de Buffon charme les salons. Il constitue un élément déterminant du succès de son œuvre et explique sa place dans l'histoire de la vulgarisation. C'est sans doute ce qui donne tout son intérêt au Discours sur le style prononcé à l'Académie française en 1753, où il nous livre ce que l'on appellerait aujourd'hui une théorie de la littérature et définit le rôle de l'écrivain scientifique. 

Un public nouveau est né auquel vont s'adresser de manière spécifique auteurs et éditeurs.

De l'ouvrage scientifique au Buffon des enfants

Une œuvre animalière pour les enfants

Le lion
Le Buffon amusant de Raymond de la Nézière, 1919 |

Bibliothèque nationale de France

Le succès de l'Histoire naturelle ne s'arrête pas au 18e siècle. La Bibliographie de Buffon de Jacques Roger et E. Genêt-Varcin recense 52 éditions complètes dont 37 parues de 1800 à 1880.

Au moment où l'édition de la collection complète montre un certain tassement, entre 1850 et 1870, les éditions de morceaux choisis connaissent un succès formidable auprès d'un public d'adultes que l'on veut éduquer et surtout d'enfants (53 éditions d'extraits parus en 1850 et 1860). C'est la grande époque de la compilation : le Buffon des enfants, le Buffon du premier âge, le Petit Buffon illustré, le Buffon des familles... autant de titres qui indiquent une offensive dans la vulgarisation scientifique vers un public élargi par les mutations sociales du 19e siècle.

La Bibliographie de Buffon sans développer toutes les notices de ces éditions d'extraits indique toutefois un chiffre global de 120 titres diffusés par 325 tirages. Ceux-ci sont largement répertoriés dans le catalogue de la Bibliothèque nationale jusqu'en 1905. Le dernier grand succès de ce genre est certainement le Buffon de Benjamin Rabier édité chez Garnier en 1917.

Après la guerre de 1914-1918, la référence à Buffon tend à disparaître dans la littérature de vulgarisation pour les enfants, dans la famille comme à l'école.

Un personnage exemplaire pour le 19e siècle

Ce n'est pas par hasard si Buffon et son Histoire naturelle ont servi largement la vulgarisation scientifique de son siècle. Si les thèmes et le style nouveau de son œuvre l'expliquent de façon évidente, la personnalité de l'homme éclaire aussi son succès et ses inimitiés. Buffon n'a pas directement et publiquement affronté l'obscurantisme mais a préféré inspirer le désir de connaissance pour que la raison s'impose.

Ce sont aussi les qualités de l'individu, en plus de l'œuvre, que le 19e siècle retiendra, parfois de manière sélective ou abusive au regard des biographies récentes. Dans une époque qui se recompose politiquement et socialement, la vulgarisation a besoin de personnages édifiants. Un naturaliste aussi talentueux, qui définissait lui-même le génie comme « une plus grande aptitude à la patience », valorise le travail et l'assiduité, même si le don de Dieu n'est pas totalement écarté par Larousse dans son Grand dictionnaire universel. 

Buffon, décrit par Figuier dans La Vie des savants illustres  et aussi par Larousse dans le Grand dictionnaire universel – comme vivant dans la rigueur morale et l'étude, en bon époux, loin des plaisirs de la ville, est avant tout un homme d'ordre. C'est, au premier plan, d'abord l'ordre intellectuel, comme nous l'indique sa lettre à Madame Necker en 1779 : « Vous pourriez croire que c'est l'amour de la gloire qui m'attire dans le désert et me met la plume à la main, c'est le seul amour de l'ordre qui m'a déterminé ». Par ailleurs, l'aspect prudent de Buffon « étranger aux menées des partis, tout en prenant part au grand mou­vement qui poussait les esprits vers les conquêtes de l'avenir..., ami de l'ordre et de l'autorité par tempérament » rassure le Grand dictionnaire universel.

L’Origine du système solaire
L’Origine du système solaire |

Bibliothèque nationale de France

Concernant Buffon et la religion, si les biographies récentes nous indiquent une évolution du sentiment religieux vers la fin de sa vie avec des interprétations nuancées, Figuier dans la Vie des savants illustres parle de Buffon censuré à deux reprises par la Sorbonne « quoique sincèrement et profondément religieux » (!). Une des Beautés de Buffon publiée en 1823 par Madame Dufrenoy comporte un sous-titre éloquent du point de vue des intentions éducatives Choix des morceaux les plus propres à inspirer la religion la morale, la vertu. Pourtant le même Figuier, dans le même ouvrage, n'investit pas l'anthropocentrisme de Buffon, porteur de moralisation et de hiérarchie naturelle mais le dénonce clairement et avec des critères scientifiques. On enregistrera cette réflexion et les commentaires qui la suivent comme une baisse de crédit naissante sur Buffon de la part des vulgarisateurs et des scientifiques, sensible également dans la Grande encyclopédie de Marcelin Berthelot.

Statue de Buffon
Monument à Buffon au Jardin des plantes, 1909 |

Photo : Jastrow, wikimedia commons/domaine public

Par ailleurs, la possibilité donnée à l'homme de progresser, laissée ouverte par des hommes tel que Buffon, intéresse la société du 19e siècle. D'une manière plus particulière, l'ascension sociale de Buffon, né Georges Louis Leclerc, mort comte de Buffon, est évoqué sobrement, ainsi que ses aptitudes à gérer sa fortune personnelle. Ce n'est pas uniquement la gloire du Buffon naturaliste qui intéresse les biographes du 19e siècle.

L'homme de science fait du Cabinet du roi une véritable institution moderne, rayonnant dans toute l'Europe, se dotant de correspondants dans le monde entier. Ce gestionnaire d'envergure a également le goût de l'entreprise. La nature comme source de richesse, la nécessité de l'étudier, la place centrale de l'homme, ce sont là des thèmes qui sortent du domaine de la pure réflexion mais qui tracent autant de pistes pour l'activité des hommes. Ses recherches et expérimentations sur le bois et la métallurgie sont appliquées directement à l'industrie. Même si les textes de Buffon portant sur ces thèmes n'intéressent pas les éditeurs du 19e siècle, on comprend qu'ils soient évoqués dans les biographies de façon relativement détaillée.

Dans l'ensemble de l'histoire éditoriale de l'œuvre de Buffon, on peut regretter que sa gloire scientifique ait été entièrement liée à l'Histoire naturelle sans les mémoires contenues dans les suppléments édités de 1774 à 1789, portant vers la résistance des bois, les métaux, les mathématiques, la moralité vue de manière statistique..., dont la profondeur scientifique est évidente, y compris pour la postérité. Faut-il invoquer les exigences de la vulgarisation scientifique ou plus simplement la rançon du succès de l'Histoire naturelle ?

Provenance

Cet article provient du site Les Essentiels de la littérature (2015).

Lien permanent

ark:/12148/mm3s376mbwt2q