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Focus

La conception d'Au Bonheur des Dames

Le dossier préparatoire
Première liste succinte des personnages
Première liste succinte des personnages

Bibliothèque nationale de France

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En écrivant Au Bonheur des Dames, onzième livre du cycle des Rougon-Macquart, Zola met en œuvre une idée qu’il a depuis la conception de son projet sur l'« Histoire naturelle et sociale d'une famille sous le second Empire », celle d'écrire sur « le haut commerce ». Pour ce faire, comme pour chacun de ses romans, il rassemble une importante documentation sous la forme d’un « dossier préparatoire ».
 

Ébauche et plan

Zola jette d’abord sur le papier une « ébauche », premier récit en style télégraphique, semé de réflexions et d'hypothèses sur la façon dont il conduira sa narration. Elle se termine par la notation des phases successives du roman et par une liste succincte de personnages.

Ébauche
Ébauche |

Bibliothèque nationale de France.

Première liste succinte des personnages
Première liste succinte des personnages |

Bibliothèque nationale de France

Ensuite, un plan d'ensemble, où l'action de chacun des quatorze chapitres est résumée en quelques lignes, fait apparaître la structure du roman. Zola ajoute de nombreux éléments entre les lignes, au fur et à mesure qu'il avance dans son enquête sur le terrain.

Plan d'ensemble
Plan d'ensemble |

Bibliothèque nationale de France

L'écrivain rédige après cela un premier plan détaillé, véritable scénario de chaque chapitre. Là encore, il procède à des modifications et le complète des informations recueillies, aboutissant à un deuxième plan détaillé qui précède immédiatement l'écriture du récit. De nombreux éléments évoluent encore à ce stade : c’est à ce moment, par exemple, que le prénom de l’héroïne change et passe de Louise à Denise. Deux versions de ce plan détaillé cohabitent, témoignant de l’évolution de la conception de l’auteur.

En un mot, aller avec le siècle, exprimer le siècle, qui est un siècle d'action et de conquête, d'efforts dans tous les sens

Émile Zola, Dossier préparatoire d'Au Bonheur des Dames , Ébauche.

Le plan détaillé est précédé d’une courte note d’intention qui annonce les axes directeurs du livre :
« Le poème de l’activité moderne. La joie de l’action, le plaisir de l’existence.
Le petit commerce écrasé par les grands magasins. Ceux-ci de véritables machines à vapeur en fonction. La lutte pour la vie. Gaie.
Octave exploitant la femme, puis exploité et vaincu par la femme.
Incarner là tout le siècle matérialiste et phalanstérien. »

Plan général des chapitres I à VII
Plan général des chapitres I à VII |

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Plan général des chapitres VIII à XIV
Plan général des chapitres VIII à XIV |

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Entre le premier et le deuxième plans détaillés, Zola regroupe l'ensemble des chapitres dans un plan général, indiquant des dates repères précises : l'action du Bonheur des dames se déroule entre l'arrivée de Louise à Paris (octobre 1864) et son consentement au mariage avec Octave (février 1869).

Personnages

Plus de 70 pages du dossier préparatoire sont consacrées aux personnages. Zola en dresse tout d’abord une liste, indiquant leur âge au début du roman et leur ville d’origine. Les employés du magasin sont classés par rayons (soie, dentelles, toile, laine, ganterie, confection, lingerie). Tous reçoivent un patronyme, plusieurs en changeront juste avant l’écriture du roman : Louise deviendra Denis  ; Hervieu, Bourdoncle ; Barrois, Bourras ; le baron Decker, Hartman  ; Mme Destouches : Mme Desforges.

Âges des personnages
Âges des personnages |

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Fiche d'Octave Mouret
Fiche d'Octave Mouret |

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Zola établit à la suite une fiche individuelle, souvent sur une à deux pages, parfois plus en fonction de l’importance du personnage dans la dramaturgie. Il y développe les caractéristiques physiques et psychologiques de chacun, ses réactions et son évolution au cours de l’action dramatique. Quelques personnages d’arrière-plan sont traités en ensemble, comme les vendeuses anonymes du grand magasin ou les petits commerçants du quartier.

Au contraire, la fiche du personnage d’Octave est très détaillée et connaît deux versions. L’écrivain réutilise en partie le profil dessiné pour Pot-Bouille, son roman précédent, qui raconte l’arrivée à Paris d’Octave Mouret et les débuts de son ascension dans un milieu de petits-bourgeois mesquins.

Articles de presse

Trois coupures de presse ont été classées par Zola dans son dossier préparatoire. Ce ne sont sans doute pas ses seules lectures documentaires, mais elles l'ont suffisamment intéressé pour qu'il en relève cinq pages de notes et qu'il les conserve soigneusement.

Un article signé Ignotus, paru dans Le Figaro peu après l’incendie des magasins du Printemps le 9 mars 1881, décrit dans des termes enlevés le nouveau phénomène social que représentent « Les Grands Bazars ».

Coupure de presse du  Figaro
Coupure de presse du  Figaro |

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Coupure de presse du Gil Blas
Coupure de presse du Gil Blas |

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Jean Richepin avait quant à lui entendu dire que Zola et Daudet travaillaient « chacun de leur côté » à un roman sur les grands magasins. Dans la coupure découpée par Zola, il s'en félicite et met en garde les écrivains : « Le danger, devant ce sujet, ce sera d'être ébloui par l'étalage, et de se borner à faire chatoyer les adjectifs […] ce sera de se noyer dans la faille, le satin, le velours, les dentelles […], les lumières, les couleurs, comme Le Ventre de Paris s'est enlisé dans les légumes et les fromages. »

Ayant lui-même travaillé pour des journaux jusqu’en 1881, Zola romancier entretenait des liens étroits avec les journalistes, auxquels il donnait accès à ses dossiers en avance de la publication afin qu’ils assurent la publicité de ses écrits. Les coupures de presse rassemblées ici montrent l’intérêt qu’il portait à ces publications, aussi bien en tant que source de documentation que comme élément prescripteur.

Enquête

Durant deux mois (février et mars 1882), Zola enquête sur le terrain, au Bon Marché, aux Grands Magasins du Louvre et à la Place Clichy, magasin dont son épouse est cliente. Il passe de longs moments au Bon Marché et au Louvre qui seront les deux principaux modèles du Bonheur des dames.

Plan des étages du Bon Marché : rez-de-Chaussée
Plan des étages du Bon Marché : rez-de-Chaussée |

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Plan des étages du Bon Marché : premier étage
Plan des étages du Bon Marché : premier étage |

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Il observe la disposition des rayons, l'architecture, relève des plans étage par étage, s'informe sur la fondation et l'organisation générale, les techniques de vente, les systèmes d'intéressement des employés, visite les chambres des vendeuses au Bon Marché, qu’il qualifie de « cellules »; bref, il amoncelle les notes sur tout ce qu'il voit dans une centaine de pages de notes.

Note sur les systèmes d'intéressement des vendeurs
Note sur les systèmes d'intéressement des vendeurs |

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Note sur les chambres des vendeuses du Bon Marché
Note sur les chambres des vendeuses du Bon Marché |

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 Ses notes sur le Bon Marché dressent le portrait précis et fascinant d’un véritable microcosme, où les vendeuses logent dans le magasin, qui leur fournit les nécessités premières. Il dispose d’un coiffeur, d’un salon de réunion, de deux billards pour les jeunes gens, d’écuries, d’un salon de lecture et de correspondance ;  sa cuisine livre 2400 repas par jour ; ses sous-sols abritent « plusieurs calorifères ». Un concierge veille sur l’ensemble. Cette organisation de l’espace est toute tournée vers les affaires : « Le principe du magasin est de ne laisser aucun coin désert, mort pour affaire ».

Zola relate aussi tout le parcours des marchandises et les activités commerciales. Au sein du magasin, la hiérarchie est stricte, l’intéressement variable, les cadeaux remplacent les primes. En visitant les magasins du Louvre par la suite, il compare des systèmes qui diffèrent : « Les chefs de rayons n’ont pas la liberté au Louvre, qu’ils ont au Bon Marché. ». Enfin, il regarde aussi le magasin comme porteur d’une évolution sociale : « Aujourd’hui, on élève des jeunes filles du quartier pour les faire entrer au B.M. [Bon Marché]. Il y a un tiers de vendeuses parisiennes. Pas de parisien parmi les vendeurs, à peine un dixième. », note-t-il.

Lors des visites, le roman est déjà à l’esprit. Zola projette ses personnages dans ce qu’il voit et imagine une dramaturgie : « Octave pourra d’abord avoir fait ranger méthodiquement les rayons […]. Puis il s’apercevra que cela localise trop la foule. Alors, il mettra un apparent désordre […] ». Il se fait parfois aussi poète : « De grands stores intérieurs, pour les rayons de soleil qui tombent en poudre d’or ».

Informateurs

Zola obtient des renseignements directs sur le vécu des vendeurs grâce à trois employés qu'il rencontre à plusieurs reprises : Beauchamp, Léon Carbonnaux et Mlle Dulit.

Notes sur le personnel
Notes sur le personnel |

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Notes sur les vendeurs
Notes sur les vendeurs |

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Il recueille un certain nombre d'informations précises et chiffrées sur l'organisation et l'évolution des grands magasins auprès de dirigeants comme Fèvre, associé de Chauchard au Louvre, et Karcher, secrétaire général du Bon Marché. Il obtient sans doute d’eux les listes du personnel et des marchandises issues du Magasin du Louvre.

Liste des marchandises du Magasin du Louvre
Liste des marchandises du Magasin du Louvre |

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État comparatif du personnel des Magasins du Louvre
État comparatif du personnel des Magasins du Louvre |

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Pour être au fait de la nouvelle architecture, il s'adresse à Frantz Jourdain, futur architecte de la Samaritaine, qui lui envoie un projet théorique de construction d'un grand magasin.

Lettre d'Émile Collet à Émile Zola
Lettre d'Émile Collet à Émile Zola |

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Le propre avoué de Zola, Émile Collet, lui fournit le moyen d'en finir avec la boutique de parapluies du père Bourras qui gêne l'expansion du Bonheur des dames, en provoquant légalement une expropriation.

Décors

Pour planter son décor, Zola commence par choisir le quartier où se déroulera l'histoire.

La place Gaillon avait déjà été choisie pour Pot-Bouille : mais l'action de Pot-Bouille se déroulait essentiellement dans un immeuble de la rue de Choiseul, tandis que le scénario du Bonheur des Dames nécessite un espace plus large permettant de visualiser l'agrandissement du magasin, la situation des petites boutiques et les travaux de percement de la rue du Dix-Décembre (actuelle rue du Quatre-Septembre).

Zola relève le plan des rues dans le quadrilatère « avenue de l'Opéra », « Boulevards », « rue Richelieu », « rue Neuve-des-Petits-Champs », dessinant ainsi l'emprise finale du grand magasin. Il repère les maisons dont il fera les boutiques en lutte avec le grand magasin, celles de Baudu et de Bourras, et en décrit soigneusement les façades.

Plan de la rue du Dix Décembre
Plan de la rue du Dix Décembre |

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Plan des rayons du magasin (rez-de-chaussée)
Plan des rayons du magasin (rez-de-chaussée) |

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Concernant le magasin, il prend des notes de détails (la couleur des voitures et des livrées, par exemple mais il décrit aussi les « trois états » correspondant aux trois grandes étapes de son expansion. Il dresse les plans de chaque étage à chacune de ces évolutions. Quelques croquis lui permettent de préciser des détails d’architecture.

Note sur les couleurs des voitures et des livrées
Note sur les couleurs des voitures et des livrées |

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Croquis d'architecture
Croquis d'architecture |

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Fascinant par la vision qu’il offre de la conception d’un roman par un écrivain naturaliste, le dossier préparatoire d’Au Bonheur des Dames n’en est donc pas moins remarquable par les renseignements de première main qu’il offre du fonctionnement, à leur début, des Grands Magasins parisiens. Ses centaines de pages se prêtent à différentes lectures, aussi bien littéraires qu’historiennes et sociales.