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Anthologie

Les Écrits sur l'art dans le texte

Une sélection d'extraits pour découvrir les nombreux écrits sur l'art de Baudelaire, regroupés en un recueil posthume titré Curiosités esthétiques et devenus des références incontournables pour les historiens de l'art.

Salon de 1846 : Delacroix

Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, Salon de 1846, 1868.
Si Baudelaire a déjà exprimé son enthousiasme pour l’œuvre de Delacroix, « le peintre le plus original des temps anciens et des temps modernes » (Salon de 1845), le texte du Salon de 1846 constitue une analyse plus détaillée et argumentée des qualités du peintre. Placée à la suite d’une section sur les coloristes, cette étude est un éloge de Delacroix comme romantique et comme peintre du mouvement. Surnaturaliste, Delacroix sait « reproduire la pensée intime de l’artiste », qui domine son modèle, rendre « la vérité du mouvement », et surtout, qualité ultime, il exprime dans sa peinture une « mélancolie singulière » chère à Baudelaire et propre au romantisme.
 

Il me reste, pour compléter cette analyse, à noter une dernière qualité chez Delacroix, la plus remarquable de toutes, et qui fait de lui le vrai peintre du XIXe siècle : c’est cette mélancolie singulière et opiniâtre qui s’exhale de toutes ses œuvres, et qui s’exprime et par le choix des sujets, et par l’expression des figures, et par le geste et par le style de la couleur. Delacroix affectionne Dante et Shakespeare, deux autres grands peintres de la douleur humaine ; il les connaît à fond, et il sait les traduire librement. En contemplant la série de ses tableaux, on dirait qu’on assiste à la célébration de quelque mystère douloureux : Dante et Virgile, le Massacre de Scio, le Sardanapale, le Christ aux Oliviers ; le Saint Sébastien, la Médée, les Naufragés, et l’Hamlet si raillé et si peu compris. Dans plusieurs on trouve, par je ne sais quel constant hasard, une figure plus désolée, plus affaissée que les autres, en qui se résument toutes les douleurs environnantes ; ainsi la femme agenouillée, à la chevelure pendante, sur le premier plan des Croisés à Constantinople ; la vieille, si morne et si ridée, dans le Massacre de Scio. Cette mélancolie respire jusque dans les Femmes d’Alger, son tableau le plus coquet et le plus fleuri. Ce petit poème d’intérieur, plein de repos et de silence, encombré de riches étoffes et de brimborions de toilette, exhale je ne sais quel haut parfum de mauvais lieu qui nous guide assez vite vers les limbes insondés de la tristesse. En général, il ne peint pas de jolies femmes, au point de vue des gens du monde toutefois. Presque toutes sont malades, et resplendissent d’une certaine beauté intérieure. Il n’exprime point la force par la grosseur des muscles, mais par la tension des nerfs. C’est non-seulement la douleur qu’il sait le mieux exprimer, mais surtout, – prodigieux mystère de sa peinture,– la douleur morale ! Cette haute et sérieuse mélancolie brille d’un éclat morne, même dans sa couleur, large, simple, abondante en masses harmoniques, comme celle de tous les grands coloristes, mais plaintive et profonde comme une mélodie de Weber.
Chacun des anciens maîtres a son royaume, son apanage, – qu’il est souvent contraint de partager avec des rivaux illustres. Raphaël a la forme, Rubens et Véronèse la couleur, Rubens et Michel-Ange l’imagination du dessin. Une portion de l’empire restait, où Rembrandt seul avait fait quelques excursions, – le drame, – le drame naturel et vivant, le drame terrible et mélancolique, exprimé souvent par la couleur, mais toujours par le geste.
En fait de gestes sublimes, Delacroix n’a de rivaux qu’en dehors de son art. Je ne connais guère que Frédérick Lemaître et Macready.
C’est à cause de cette qualité toute moderne et toute nouvelle que Delacroix est la dernière expression du progrès dans l’art. Héritier de la grande tradition, c’est-à-dire de l’ampleur, de la noblesse et de la pompe dans la composition, et digne successeur des vieux maîtres, il a de plus qu’eux la maîtrise de la douleur, la passion, le geste ! C’est vraiment là ce qui fait l’importance de sa grandeur. – En effet, supposez que le bagage d’un des vieux illustres se perde, il aura presque toujours son analogue qui pourra l’expliquer et le faire deviner à la pensée de l’historien. Otez Delacroix, la grande chaîne de l’histoire est rompue et s’écroule à terre.
Dans un article qui a plutôt l’air d’une prophétie que d’une critique, à quoi bon relever des fautes de détail et des taches microscopiques ? L’ensemble est si beau, que je n’en ai pas le courage. D’ailleurs la chose est si facile, et tant d’autres l’ont faite ! – N’est-il pas plus nouveau de voir les gens par leur beau côté ? Les défauts de M. Delacroix sont parfois si visibles qu’ils sautent à l’œil le moins exercé. On peut ouvrir au hasard la première feuille venue, où pendant longtemps l’on s’est obstiné, à l’inverse de mon système, à ne pas voir les qualités radieuses qui constituent son originalité. On sait que les grands génies ne se trompent jamais à demi, et qu’ils ont le privilège de l’énormité dans tous les sens.

Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, Salon de 1846 : Paris, Michel Lévy frères, 1868-1870.

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Salon de 1846 : de l'héroïsme de la vie moderne

Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, Salon de 1846, 1868.
L’originalité du Salon de 1846 tient à la manière dont Baudelaire l’a pensé et organisé : plutôt que de regrouper les artistes par genres afin de les commenter un à un, Baudelaire conçoit son ouvrage comme un traité de peinture dans lequel il peut donner toute la mesure de son génie critique. Il s’y livre d’ailleurs à une virulente attaque contre ses contemporains salonniers (« A quoi bon la critique ? ») et prend parti, du point de vue esthétique, pour le romantisme, pour les coloristes et contre les dessinateurs : « Les purs dessinateurs sont des philosophes et des abstracteurs de quintessence. Les coloristes sont des poètes épiques. » L’ouvrage se termine par un l’éloge de l’héroïsme de la vie moderne, écho à l’appel déjà lancé à la fin du Salon de 1845. Après avoir fait l’éloge de l’habit noir, symbole de la modernité, Baudelaire veut montrer qu’on peut trouver celle-ci dans la vie politique et jusque dans le quotidien des tribunaux.

Pour rentrer dans la question principale et essentielle, qui est de savoir si nous possédons une beauté particulière, inhérente à des passions nouvelles, je remarque que la plupart des artistes qui ont abordé les sujets modernes se sont contentés des sujets publics et officiels, de nos victoires et de notre héroïsme politique. Encore les font-ils en rechignant, et parce qu’ils sont commandés par le gouvernement qui les paye. Cependant il y a des sujets privés, qui sont bien autrement héroïques.
Le spectacle de la vie élégante et des milliers d’existences flottantes qui circulent dans les souterrains d’une grande ville, – criminels et filles entretenues,– la Gazette des Tribunaux et le Moniteur nous prouvent que nous n’avons qu’à ouvrir les yeux pour connaître notre héroïsme.
Un ministre, harcelé par la curiosité impertinente de l’opposition, a-t-il, avec cette hautaine et souveraine éloquence qui lui est propre, témoigné, – une fois pour toutes, – de son mépris et de son dégoût pour toutes les oppositions ignorantes et tracassières, – vous entendez le soir, sur le boulevard des Italiens, circuler autour de vous ces paroles : « Etais-tu à la Chambre aujourd’hui ? as-tu vu le ministre ? N… de D… ! qu’il était beau ! je n’ai jamais rien vu de si fier ! »
Il y a donc une beauté et un héroïsme modernes !
Et plus loin : « C’est K. – ou F. – qui est chargé de faire une médaille à ce sujet ; mais il ne saura pas la faire ; il ne peut pas comprendre ces choses-là ! »
Il y a donc des artistes plus ou moins propres à comprendre la beauté moderne.
Ou bien : « Le sublime B… ! Les pirates de Byron sont moins grands et moins dédaigneux. Croirais-tu qu’il a bousculé l’abbé Montès, et qu’il a couru sus à la guillotine en s’écriant : « Laissez-moi tout mon courage ! »
Cette phrase fait allusion à la funèbre fanfaronnade d’un criminel, d’un grand protestant, bien portant, bien organisé, et dont la féroce vaillance n’a pas baissé la tête devant la suprême machine !
Toutes ces paroles, qui échappent à votre langue, témoignent que vous croyez à une beauté nouvelle et particulière, qui n’est celle ni d’Achille, ni d’Agamemnon.
La vie parisienne est féconde en sujets poétiques et merveilleux. Le merveilleux nous enveloppe et nous abreuve comme l’atmosphère ; mais nous ne le voyons pas.
Le nu, cette chose si chère aux artistes, cet élément nécessaire de succès, est aussi fréquent et aussi nécessaire que dans la vie ancienne : – au lit, au bain, à l’amphithéâtre. Les moyens et les motifs de la peinture sont également abondants et variés ; mais il y a un élément nouveau, qui est la beauté moderne.
Car les héros de l’Iliade ne vont qu’à votre cheville, ô Vautrin, ô Rastignac, ô Birotteau, – et vous, ô Fontanarès, qui n’avez pas osé raconter au public vos douleurs sous le frac funèbre et convulsionné que nous endossons tous ; – et vous, ô Honoré de Balzac, vous le plus héroïque, le plus singulier, le plus romantique et le plus poétique parmi tous les personnages que vous avez tirés de votre sein !

Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, Salon de 1846 : Paris, Michel Lévy frères, 1868-1870.

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L'Exposition universelle de 1855 : Du bizarre

Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, L’Exposition universelle de 1855, 1868.
Dans les premières pages de L’Exposition universelle de 1855, Baudelaire définit sa « méthode de critique », une méthode résolument subjective qui consiste à privilégier la manière dont l’œuvre résonne dans la pensée du spectateur. Bannissant les critères de beauté supposés universels prônés par ceux que Heine appelle les « professeurs-jurés » d’esthétique, Baudelaire fait l’éloge d’un « cosmopolitisme » esthétique qui ne s’embrasse d’aucun « voile scolaire », d’aucun « paradoxe universitaire », d’aucune « utopie pédagogique » et récuse tout système : « J’ai essayé plus d’une fois, comme tous mes amis, de m’enfermer dans un système pour y prêcher à mon aise. Mais un système est une espèce de damnation qui nous pousse à une abjuration perpétuelle ; il en faut toujours inventer un autre, et cette fatigue est un cruel châtiment. » C’est dans ces pages qu’il formule l’une de ses thèses esthétiques les plus importantes et les plus séduisantes : « le beau est toujours bizarre ».

Tout le monde conçoit sans peine que, si les hommes chargés d’exprimer le beau se conformaient aux règles des professeurs-jurés, le beau lui-même disparaîtrait de la terre, puisque tous les types, toutes les idées, toutes les sensations se confondraient dans une vaste unité, monotone et impersonnelle, immense comme l’ennui et le néant. La variété, condition sine qua non de la vie, serait effacée de la vie. Tant il est vrai qu’il y a dans les productions multiples de l’art quelque chose de toujours nouveau qui échapper éternellement à la règle et aux analyses de l’école ! L’étonnement, qui est une des grandes jouissances causées par l’art et la littérature, tient à cette variété même des types et des sensations. – Le professeur-juré, espèce de tyran-mandarin, me fait toujours l’effet d’un impie qui se substitue à Dieu.
J’irai encore plus loin, n’en déplaise aux sophistes trop fiers qui ont pris leur science dans les livres, et, quelque délicate et difficile à exprimer que soit mon idée, je ne désespère pas d’y réussir. Le beau est toujours bizarre. Je ne veux pas dire qu’il soit volontairement, froidement bizarre, car dans ce cas il serait un monstre sorti des rails de la vie. Je dis qu’il contient toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, non voulue, inconsciente, et que c’est cette bizarrerie qui le fait être particulièrement le Beau. C’est son immatriculation, sa caractéristique. Renversez la proposition, et tâchez de concevoir un beau banal ! Or, comment cette bizarrerie, nécessaire, incompressible, variée à l’infini, dépendante des milieux, des climats, des mœurs, de la race, de la religion et du tempérament de l’artiste, pourra-t-elle jamais être gouvernée, amendée, redressée, par les règles utopiques conçues dans un petit temple scientifique quelconque de la planète, sans danger de mort pour l’art lui-même ? Cette dose de bizarrerie qui constitue et définit l’individualité, sans laquelle il n’y a pas de beau, joue dans l’art ( que l’exactitude de cette comparaison en fasse pardonner la trivialité ) le rôle du goût ou de l’assaisonnement dans les mets, les mets ne différant les uns des autres, abstraction faite de leur utilité ou de la quantité de substance nutritive qu’ils contiennent, que par l’idée qu’ils révèlent à la langue.
Je m’appliquerai donc, dans la glorieuse analyse de cette belle Exposition, si variée dans ses éléments, si inquiétante par sa variété, si déroutante pour la pédagogie, à me dégager de toute espèce de pédanterie. Assez d’autres parleront le jargon de l’atelier et se feront valoir au détriment des artistes. L’érudition me paraît dans beaucoup de cas puérile et peu démonstrative de sa nature. Il me serait trop facile de disserter subtilement sur la composition symétrique ou équilibrée, sur la pondération des tons, sur le ton chaud et le ton froid, etc. O vanité ! je préfère parler au nom du sentiment de la morale et du plaisir. J’espère que quelques personnes, savantes sans pédantisme, trouveront mon ignorance de bon goût.
On raconte que Balzac (qui n’écouterait avec respect toutes les anecdotes, si petites qu’elles soient, qui se rapportent à ce grand génie ? ), se trouvant un jour en face d’un beau tableau, un tableau d’hiver, tout mélancolique et chargé de frimas, clairsemé de cabanes et de paysans chétifs, après avoir contemplé une maisonnette d’où montait une maigre fumée, s’écria : « Que c’est beau ! Mais que font-ils dans cette cabane ? à quoi pensent-ils ? quels sont leurs chagrins ? les récoltes ont-elles été bonnes ? ils ont sans doute des échéances à payer ? ».
Rira qui voudra de M. de Balzac. J’ignore quel est le peintre qui a eu l’honneur de faire vibrer, conjecturer et s’inquiéter l’âme du grand romancier, mais je pense qu’il nous a donné ainsi, avec son adorable naïveté, une excellente leçon de critique. Il m’arrivera souvent d’apprécier un tableau uniquement par la somme d’idées ou de rêveries qu’il apportera dans mon esprit.

Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, L’Exposition universelle de 1855 : Paris, Michel Lévy frères, 1868-1870.

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Salon de 1859 : L'imagination

Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, Salon de 1859, 1868.
Avec le Salon de 1859, Baudelaire réaffirme sa méthode critique pour « ce genre d’articles si ennuyeux qu’on appelle le Salon » : proposant une « promenade philosophique à travers les peintures », il digresse rapidement de ce que présente le Salon à ce qui lui manque. Regrettant le goût du public moderne pour la photographie, « triviale image » satisfaisant son « amour de l’obscénité », le poète se livre à un éloge de l’imagination, « reine des facultés ».

Dans ces derniers temps nous avons entendu dire de mille manières différentes : « Copiez la nature ; ne copiez que la nature. Il n’y a pas de plus grande jouissance ni de plus beau triomphe qu’une copie excellente de la nature. » Et cette doctrine, ennemie de l’art, prétendait être appliquée non seulement à la peinture, mais à tous les arts, même au roman, même à la poésie. À ces doctrinaires si satisfaits de la nature un homme imaginatif aurait certainement eu le droit de répondre : « Je trouve inutile et fastidieux de représenter ce qui est, parce que rien de ce qui est ne me satisfait. La nature est laide, et je préfère les monstres de ma fantaisie à la trivialité positive. » Cependant il eût été plus philosophique de demander aux doctrinaires en question, d’abord s’ils sont bien certains de l’existence de la nature extérieure, ou, si cette question eût paru trop bien faite pour réjouir leur causticité, s’ils sont bien sûrs de connaître toute la nature, tout ce qui est contenu dans la nature. Un oui eût été la plus fanfaronne et la plus extravagante des réponses. Autant que j’ai pu comprendre ces singulières et avilissantes divagations, la doctrine voulait dire, je lui fais l’honneur de croire qu’elle voulait dire : L’artiste, le vrai artiste, le vrai poète, ne doit peindre que selon qu’il voit et qu’il sent. Il doit être réellement fidèle à sa propre nature. Il doit éviter comme la mort d’emprunter les yeux et les sentiments d’un autre homme, si grand qu’il soit ; car alors les productions qu’il nous donnerait seraient, relativement à lui, des mensonges, et non des réalités. Or, si les pédants dont je parle (il y a de pédanterie même dans la bassesse), et qui ont des représentants partout, cette théorie flattant également l’impuissance et la paresse, ne voulaient pas que la chose fût entendue ainsi, croyons simplement qu’ils voulaient dire : « Nous n’avons pas d’imagination, et nous décrétons que personne n’en aura. »
Mystérieuse faculté que cette reine des facultés ! Elle touche à toutes les autres ; elle les excite, elle les envoie au combat. Elle leur ressemble quelquefois au point de se confondre avec elles, et cependant elle est toujours bien elle-même, et les hommes qu’elle n’agite pas sont facilement reconnaissables à je ne sais quelle malédiction qui dessèche leurs productions comme le figuier de l’Evangile.
Elle est l’analyse, elle est la synthèse ; et cependant des hommes habiles dans l’analyse et suffisamment aptes à faire un résumé peuvent être privés d’imagination. Elle est cela, et elle n’est pas tout à fait cela.
Elle est la sensibilité, et pourtant il y a des personnes très-sensibles, trop sensibles peut-être, qui en sont privées. C’est l’imagination qui a enseigné à l’homme le sens moral de la couleur, du contour, du son et du parfum. Elle a créé, au commencement du monde, l’analogie et la métaphore. Elle décompose toute la création, et, avec les matériaux amassés et disposés suivant des règles dont on ne peut trouver l’origine que dans le plus profond de l’âme, elle crée un monde nouveau, elle produit la sensation du neuf. Comme elle a créé le monde (on peut bien dire cela, je crois, même dans un sens religieux), il est juste qu’elle le gouverne. (…) L’imagination est la reine du vrai, et le possible est une des provinces du vrai. Elle est positivement apparentée avec l’infini.
Sans elle, toutes les facultés, si solides ou si aiguisées qu’elles soient, sont comme si elles n’étaient pas, tandis que la faiblesse de quelques facultés secondaires, excitées par une imagination vigoureuse, est un malheur secondaire. Aucune ne peut se passer d’elle, et elle peut suppléer quelques-unes. Souvent ce que celles-ci cherchent et ne trouvent qu’après les essais successifs de plusieurs méthodes non adaptées à la nature des choses, fièrement et simplement elle le devine. Enfin elle joue un rôle puissant même dans la morale ; car, permettez-moi d’aller jusque-là, qu’est-ce que la vertu sans imagination ? Autant dire la vertu sans la pitié, la vertu sans le ciel ; quelque chose de dur, de cruel, de stérilisant, qui, dans certains pays, est devenu la bigoterie, et dans certains autres le protestantisme.
Malgré tous les magnifiques privilèges que j’attribue à l’imagination, je ne ferai pas à vos lecteurs l’injure de leur expliquer que mieux elle est secourue et plus elle est puissante, et, que ce qu’il y a de plus fort dans les batailles avec l’idéal, c’est une belle imagination disposant d’un immense magasin d’observations.
 

Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, Salon de 1859 : Paris, Michel Lévy frères, 1868-1870.

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De l'essence du rire

Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques, 1868.
De l’avis de son auteur, De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques, publié une première fois en 1855, puis, dans une autre version, en 1857, est « un article de philosophe et d’artiste » et non un traité de la caricature. En effet, s’il prend pour exemple quelques artistes contemporains, Baudelaire entreprend ici de remonter aux causes du rire pour en montrer les mécanismes et le caractère « satanique » : le rire et les larmes « sont également les enfants de la peine, et ils sont venus parce que le corps de l’homme énervé manquait de force pour les contraindre ».

Ce qui suffirait pour démontrer que le comique est un des plus clairs signes sataniques de l’homme et un des nombreux pépins contenus dans la pomme symbolique, est l’accord unanime des physiologistes du rire sur la raison première de ce monstrueux phénomène. Du reste, leur découverte n’est pas très-profonde et ne va guère loin. Le rire, disent-ils, vient de la supériorité. Je ne serais pas étonné que devant cette découverte le physiologiste se fût mis à rire en pensant à sa propre supériorité. Aussi, il fallait dire : Le rire vient de l’idée de sa propre supériorité. Idée satanique s’il en fut jamais ! Orgueil et aberration ! Or, il est notoire que tous les fous des hôpitaux ont l’idée de leur propre supériorité développée outre mesure. Je ne connais guère de fous d’humilité. Remarquez que le rire est une des expressions les plus fréquentes et les plus nombreuses de la folie. Et voyez comme tout s’accorde : quand Virginie, déchue, aura baissé d’un degré en pureté, elle commencera à avoir l’idée de sa propre supériorité, elle sera plus savante au point de vue du monde, et elle rira.
J’ai dit qu’il y avait symptôme de faiblesse dans le rire ; et, en effet, quel signe plus marquant de débilité qu’une convulsion nerveuse, un spasme involontaire comparable à l’éternuement, et causé par la vue du malheur d’autrui ? Ce malheur est presque toujours une faiblesse d’esprit. Est-il un phénomène plus déplorable que la faiblesse se réjouissant de la faiblesse ? Mais il y a pis. Ce malheur est quelquefois d’une espèce très-inférieure, une infirmité dans l’ordre physique. Pour prendre un des exemples les plus vulgaires de la vie, qu’y a-t-il de si réjouissant dans le spectacle d’un homme qui tombe sur la glace ou sur le pavé, qui trébuche au bout d’un trottoir, pour que la face de son frère en Jésus-Christ se contracte d’une façon désordonnée, pour que les muscles de son visage se mettent à jouer subitement comme une horloge à midi ou un joujou à ressorts ? Ce pauvre diable s’est au moins défiguré, peut-être s’est-il fracturé un membre essentiel. Cependant, le rire est parti, irrésistible et subit. Il est certain que si l’on veut creuser cette situation, on trouvera au fond de la pensée du rieur un certain orgueil inconscient. C’est là le point de départ : moi, je ne tombe pas ; moi, je marche droit ; moi, mon pied est ferme et assuré. Ce n’est pas moi qui commettrais la sottise de ne pas voir un trottoir interrompu ou un pavé qui barre le chemin.
L’école romantique, ou, pour mieux dire, une des subdivisions de l’école romantique, l’école satanique, a bien compris cette loi primordiale du rire ; ou du moins, si tous ne l’ont pas comprise, tous, même dans leurs plus grossières extravagances et exagérations, l’ont sentie et appliquée juste. Tous les mécréants de mélodrame, maudits, damnés, fatalement marqués d’un rictus qui court jusqu’aux oreilles, sont dans l’orthodoxie pure du rire. Du reste, ils sont presque tous des petits-fils légitimes ou illégitimes du célèbre voyageur Melmoth, la grande création satanique du révérend Maturin. Quoi de plus grand, quoi de plus puissant relativement à la pauvre humanité que ce pâle et ennuyé Melmoth ? Et pourtant, il y a en lui un côté faible, abject, antidivin et antilumineux. Aussi comme il rit, comme il rit, se comparant sans cesse aux chenilles humaines, lui si fort, si intelligent, lui pour qui une partie des lois conditionnelles de l’humanité, physiques et intellectuelles, n’existent plus ! Et ce rire est l’explosion perpétuelle de sa colère et de sa souffrance. Il est, qu’on me comprenne bien, la résultante nécessaire de sa double nature contradictoire, qui est infiniment grande relativement à l’homme, infiniment vile et basse relativement au Vrai et au Juste absolus. Melmoth est une contradiction vivante. Il est sorti des conditions fondamentales de la vie ; ses organes ne supportent plus sa pensée. C’est pourquoi ce rire glace et tord les entrailles. C’est un rire qui ne dort jamais, comme une maladie qui va toujours son chemin et exécute un ordre providentiel. Et ainsi le rire de Melmoth, qui est l’expression la plus haute de l’orgueil, accomplit perpétuellement sa fonction, en déchirant et en brûlant les lèvres du rieur irrémissible.

Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques : Paris, Michel Lévy frères, 1868-1870.

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