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Anthologie

Les Provinciales dans le texte

Une sélection d'extraits pour découvrir quelques-unes des lettres des Provinciales (1656) : adressées à un provincial fictif, elles adoptent une grande variété de tons pour traiter des conflits entre jésuites et jansénistes.

Les jésuites ou l'art de réconcilier les contraires

Blaise Pascal, Les Provinciales, Sixième lettre (1656-1657)
Le jésuite instruit le narrateur de la façon d'employer la doctrine des probabilités pour rendre moins rigoureuses « les décisions des papes, des conciles, et de l'écriture », en jouant sur le sens de certains mots. Pascal trouve là le moyen de se moquer des jésuites avec une ironie cinglante.

De Paris, ce 10 avril 1656.
Monsieur,
Je vous ai dit, à la fin de ma dernière lettre, que ce bon père Jésuite m'avait promis de m'apprendre de quelle sorte les casuistes accordent les contrariétés qui se rencontrent entre leurs opinions et les décisions des papes, des conciles et de l'Écriture. Il m'en a instruit, en effet, dans ma seconde visite, dont voici le récit. 
Ce bon père me parla de cette sorte : Une des manières dont nous accordons ces contradictions apparentes, est par l'interprétation de quelque terme. Par exemple, le pape Grégoire XIV a déclaré que les assassins sont indignes de jouir de l'asile des églises, et qu'on les en doit arracher. Cependant nos vingt-quatre vieillards disent (Tr. VI, ex. 4, n. 27) que « tous ceux qui tuent en trahison ne doivent pas encourir la peine de cette bulle. » Cela vous paraît être contraire ; mais on l'accorde, en interprétant le mot d'assassin, comme ils font par ces paroles : « Les assassins ne sont-ils pas indignes de jouir du privilège des églises ? Oui, par la bulle de Grégoire XIV. Mais nous entendons par le mot d'assassins, ceux qui ont reçu de l'argent pour tuer quelqu'un en trahison. D'où il arrive que ceux qui tuent sans en recevoir aucun prix, mais seulement pour obliger leurs amis, ne sont pas appelés assassins. » De même, il est dit dans l'Évangile : « Donnez l'aumône de votre superflu. » Cependant plusieurs casuistes ont trouvé moyen de décharger les personnes les plus riches de l'obligation de donner l'aumône. Cela vous paraît encore contraire ; mais on en fait voir facilement l'accord, en interprétant le mot de superflu ; en sorte qu'il n'arrive presque jamais que personne en ait ; et c'est ce qu'a fait le docte Vasquez en cette sorte, dans son Traité de l'aumône (ch. IV, n. 14) : « Ce que les personnes du monde gardent, pour relever leur condition et celle de leurs parents n'est pas appelé superflu ; et c'est pourquoi à peine trouvera-t-on qu'il y ait jamais de superflu dans les gens du monde, et non pas même dans les rois. »
Aussi Diana ayant rapporté ces mêmes paroles de Vasquez, car il se fonde ordinairement sur nos pères, il en conclut fort bien, « que, dans la question, si les riches sont obligés de donner l'aumône de leur superflu, encore que l'affirmative fût véritable, il n'arrivera jamais, ou presque jamais, qu'elle oblige dans la pratique. »

Blaise Pascal, Les Provinciales : Paris, Hachette, 1869-1872.

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Une morale pour gentilshommes

Blaise Pascal, Les Provinciales, Septième lettre (1656-1657)
Le jésuite présente cette fois la morale relative à la noblesse : ne fallait-il pas relâcher un peu la sévérité de la religion pour s'accommoder à la faiblesse des hommes et plus précisément au code de l'honneur propre aux gentilshommes ? Tout est affaire d'intention.
Dès lors qu'il ne s'agit pas de se venger mais de défendre son honneur, un homme de guerre peut poursuivre un fuyard qui l'a blessé, se battre après avoir reçu un soufflet, ou espérer la mort d’un individu qui se dispose à le persécuter. Il est en droit d’accepter le duel ; il peut même tenter de l'éviter en tuant son ennemi en cachette. 

Paris, le 25 avril 1656.
Monsieur,
Après avoir apaisé le bon père, dont j'avais un peu troublé le discours par l'histoire de Jean d'Alba, il le reprit sur l'assurance que je lui donnai de ne lui en plus faire de semblables ; et il me parla des maximes de ses casuistes touchant les gentilshommes, à peu près en ces termes 
« Vous savez, me dit-il, que la passion dominante des personnes de cette condition est ce point d'honneur qui les engage à toute heure à des violences qui paraissent bien contraires à la piété chrétienne ; de sorte qu'il faudrait les exclure presque tous de nos confessionnaux, si nos pères n'eussent un peu relâché de la sévérité de la religion pour s'accommoder à la faiblesse des hommes. Mais comme ils voulaient demeurer attachés à l'Évangile par leur devoir envers Dieu, et aux gens du monde par leur charité pour le prochain, ils ont eu besoin de toute leur lumière pour trouver des expédients qui tempérassent les choses avec tant de justesse, qu'on pût maintenir et réparer son honneur par les moyens dont on se sert ordinairement dans le monde, sans blesser néanmoins sa conscience ; afin de conserver tout ensemble deux choses aussi opposées en apparence que la piété et l'honneur. 
Mais autant que ce dessein était utile, autant l'exécution en était pénible ; car je crois que vous voyez assez la grandeur et la difficulté de cette entreprise. − Elle m'étonne, lui dis-je assez froidement. − Elle vous étonne ? me dit-il : je le crois, elle en étonnerait bien d'autres. Ignorez-vous que, d'une part, la loi de l'Évangile ordonne " de ne point rendre le mal pour le mal, et d'en laisser la vengeance à Dieu ? " et que, de l'autre, les lois du monde défendent de souffrir les injures, sans en tirer raison soi-même, et souvent par la mort de ses ennemis ? Avez-vous jamais rien vu qui paraisse plus contraire ? Et cependant, quand je vous dis que nos pères ont accordé ces choses, vous me dites simplement que cela vous étonne. − Je ne m'expliquais pas assez, mon père. Je tiendrais la chose impossible, si, après ce que j'ai vu de vos pères, je ne savais qu'ils peuvent faire facilement ce qui est impossible aux autres hommes. C'est ce qui me fait croire qu'ils en ont bien trouvé quelque moyen, que j'admire sans le connaître, et que je vous prie de me déclarer.
 Puisque vous le prenez ainsi, me dit-il, je ne puis vous le refuser. Sachez donc que ce principe merveilleux est notre grande méthode de diriger l'intention, dont l'importance est telle dans notre morale, que j'oserais quasi la comparer à la doctrine de la probabilité. Vous en avez vu quelques traits en passant, dans de certaines maximes que je vous ai dites ; car, lorsque je vous ai fait entendre comment les valets peuvent faire en conscience de certains messages fâcheux, n'avez-vous pas pris garde que c'était seulement en détournant leur intention du mal dont ils sont les entremetteurs, pour la porter au gain qui leur en revient ? Voilà ce que c'est que diriger l'intention ; et vous avez vu de même que ceux qui donnent de l'argent pour des bénéfices seraient de véritables simoniaques sans une pareille diversion. Mais je veux maintenant vous faire voir cette grande méthode dans tout son lustre sur le sujet de l'homicide, qu'elle justifie en mille rencontres, afin que vous jugiez par un tel effet tout ce qu'elle est capable de produire.
− Je vois déjà, lui dis-je, que par là tout sera permis, rien n'en échappera. − Vous allez toujours d'une extrémité à l'autre, répondit le père : corrigez-vous de cela ; car, pour vous témoigner que nous ne permettons pas tout, sachez que, par exemple, nous ne souffrons jamais d'avoir l'intention formelle de pécher pour le seul dessein de pécher ; et que quiconque s'obstine à n'avoir point d'autre fin dans le mal que le mal même, nous rompons avec lui ; cela est diabolique : voilà qui est sans exception d'âge, de sexe, de qualité. Mais quand on n'est pas dans cette malheureuse disposition, alors nous essayons de mettre en pratique notre méthode de diriger l'intention, qui consiste à se proposer pour fin de ses actions un objet permis. Ce n'est pas qu'autant qu'il est en notre pouvoir nous ne détournions les hommes des choses défendues ; mais, quand nous ne pouvons pas empêcher l'action, nous purifions au moins l'intention ; et ainsi nous corrigeons le vice du moyen par la pureté de la fin.
Voilà par où nos pères ont trouvé moyen de permettre les violences qu'on pratique en défendant son honneur ; car il n'y a qu'à détourner son intention du désir de vengeance, qui est criminel, pour la porter au désir de défendre son honneur, qui est permis selon nos pères. Et c'est ainsi qu'ils accomplissent tous leurs devoirs envers Dieu et envers les hommes. Car ils contentent le monde en permettant les actions ; et ils satisfont à l'Évangile en purifiant les intentions. Voilà ce que les Anciens n'ont point connu, voilà ce qu'on doit à nos pères. Le comprenez-vous maintenant ? − Fort bien, lui dis-je. Vous accordez aux hommes l'effet extérieur et matériel de l'action, et vous donnez à Dieu ce mouvement intérieur et spirituel de l'intention ; et par cet équitable partage, vous alliez les lois humaines avec les divines. Mais, mon Père, pour vous dire la vérité, je me défie un peu de vos promesses ; et je doute que vos auteurs en disent autant que vous.  − Vous me faites tort, dit le père ; je n'avance rien que je ne prouve, et par tant de passages, que leur nombre, leur autorité et leurs raisons vous rempliront d'admiration. Car, pour vous faire voir l'alliance que nos pères ont faite des maximes de l'Évangile avec celles du monde, par cette direction d'intention, écoutez notre Père Reginaldus (in Praxi, lib. XXI, n. 62, p. 260) : « Il est défendu aux particuliers de se venger ; car saint Paul dit (Rom. ch. 12) : Ne rendez à personne le mal pour le mal ; et l'Ecclésiaste (ch. 28) : Celui qui veut se venger attirera sur soi la vengeance de Dieu, et ses péchés ne seront point oubliés. Outre tout ce qui est dit dans l'Évangile, du pardon des offenses, comme dans les chapitres VI et XII de saint Matthieu. » − Certes, mon père, si après cela il dit autre chose que ce qui est dans l'Écriture, ce ne sera pas manque de la savoir. Que conclut-il donc enfin ? − Le voici, dit-il : « De toutes ces choses, il paraît qu'un homme de guerre peut sur l'heure même poursuivre celui qui l'a blessé ; non pas, à la vérité, avec l'intention de rendre le mal pour le mal, mais avec celle de conserver son honneur : Non ut malum pro malo reddat, sed ut conservet honorem. »
Voyez-vous comment ils ont soin de défendre d'avoir l'intention de rendre le mal pour le mal, parce que l'Écriture le condamne ? Ils ne l'ont jamais souffert. Voyez Lessius, (De Justitia, lib. II, cap. IX, d. XII, n. 79) : « Celui qui a reçu un soufflet ne peut pas avoir l'intention de s'en venger ; mais il peut bien avoir celle d'éviter l'infamie, et pour cela de repousser à l'instant cette injure, et même à coups d'épée : etiam cum gladio. » Nous sommes si éloignés de souffrir qu'on ait le dessein de se venger de ses ennemis, que nos pères ne veulent pas seulement qu'on leur souhaite la mort par un mouvement de haine. Voyez notre père Escobar, (tr. 5, ex. 5, n. 145) : « Si votre ennemi est disposé à vous nuire, vous ne devez pas souhaiter sa mort par un mouvement de haine, mais vous le pouvez bien faire pour éviter votre dommage. » Car cela est tellement légitime avec cette intention, que notre grand Hurtado de Mendoza dit : « Qu'on peut prier Dieu de faire promptement mourir ceux qui se disposent à nous persécuter, si on ne le peut éviter "autrement". » C'est au livre De Spe, (vol. II, d. XV, sect. IV, § 48). »
 

Blaise Pascal, Les Provinciales : Paris, Hachette, 1869-1872.

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Des juges et de l'usure

Blaise Pascal, Les Provinciales, Huitième lettre (1656-1657)
Le dialogue avec le jésuite se poursuit. Avec un art accompli de l'argumentation le jésuite affirme que les juges peuvent recevoir des cadeaux des parties en présence, en particulier pour traiter une affaire plus vite qu’une autre. Quant aux gens d’affaires, ils sont libres de prêter de l’argent avec intérêt sans tomber dans l'usure dès lors qu'ils sollicitent le payement des intérêts comme une faveur et non comme un dû.

De Paris, ce 28 mai 1656.
Monsieur,
Vous ne pensiez pas que personne eût la curiosité de savoir qui nous sommes ; cependant il y a des gens qui essayent de le deviner, mais ils rencontrent mal. Les uns me prennent pour un docteur de Sorbonne ; les autres attribuent mes lettres à quatre ou cinq personnes, qui, comme moi, ne sont ni prêtres ni ecclésiastiques. Tous ces faux soupçons me font connaître que je n'ai pas mal réussi dans le dessein que j'ai eu de n'être connu que de vous, et du bon père qui souffre toujours mes visites, et dont je souffre toujours les discours, quoique avec bien de la peine. Mais je suis obligé à me contraindre ; car il ne les continuerait pas, s'il s'apercevait que j'en fusse si choqué ; et ainsi je ne pourrais m'acquitter de la parole que je vous ai donnée, de vous faire savoir leur morale. Je vous assure que vous devez compter pour quelque chose la violence que je me fais. Il est bien pénible de voir renverser toute la morale chrétienne par des égarements si étranges, sans oser y contredire ouvertement. Mais, après avoir tant enduré pour votre satisfaction, je pense qu'à la fin j'éclaterai pour la mienne, quand il n'aura plus rien à me dire. Cependant je me retiendrai autant qu'il me sera possible ; car plus je me tais, plus il me dit de choses. Il m'en apprit tant la dernière fois, que j'aurai bien de la peine à tout dire. Vous verrez des principes bien commodes pour ne point restituer. Car, de quelque manière qu'il pallie ses maximes, celles que j'ai à vous dire ne vont en effet qu'à favoriser les juges corrompus, les usuriers, les banqueroutiers, les larrons, les femmes perdues et les sorciers, qui sont tous dispensés assez largement de restituer ce qu'ils gagnent chacun dans leur métier. C'est ce que le bon Père m'apprit par ce discours.
« Dès le commencement de nos entretiens, me dit-il, je me suis engagé à vous expliquer les maximes de nos auteurs pour toutes sortes de conditions. Vous avez déjà vu celles qui touchent les bénéficiers, les prêtres, les religieux, les domestiques et les gentilshommes : parcourons maintenant les autres, et commençons par les juges. Je vous dirai d'abord une des plus importantes et des plus avantageuses maximes que nos pères aient enseignées en leur faveur. Elle est de notre savant Castro Palao, l'un de nos vingt-quatre vieillards. Voici ses mots : « Un juge peut-il, dans une question de droit, juger selon une opinion probable, en quittant l'opinion la plus probable ? Oui, et même contre son propre sentiment : imo contra propriam opinionem. »
Et c'est ce que notre père Escobar rapporte aussi au traité VI, (ex. VI, n. 45). − O mon Père ! lui dis-je, voilà un beau commencement ! Les juges vous sont bien obligés : et je trouve bien étrange qu'ils s'opposent à vos probabilités, comme nous l'avons remarqué quelquefois, puisqu'elles leur sont si favorables. Car vous donnez par là le même pouvoir sur la fortune des hommes que vous vous êtes donné sur les consciences. − Vous voyez, me dit-il, que ce n'est pas notre intérêt qui nous fait agir ; nous n'avons eu égard qu'au repos de leurs consciences, et c'est à quoi notre grand Molina a si utilement travaillé, sur le sujet des présents qu'on leur fait. Car, pour lever les scrupules qu'ils pourraient avoir d'en prendre en de certaines rencontres, il a pris le soin de faire le dénombrement de tous les cas où ils en peuvent recevoir en conscience, à moins qu'il y eût quelque loi particulière qui le leur défendît. C'est en son tome I (tr. 2, d. 88, n. 6). Les voici : « Les juges peuvent recevoir des présents des parties, quand ils les leur donnent ou par amitié, ou par reconnaissance de la justice qu'ils ont rendue, ou pour les porter à la rendre à l'avenir, ou pour les obliger à prendre un soin particulier de leur affaire, ou pour les engager à les expédier promptement. » Notre savant Escobar en parle encore au traité VI (ex. VI, n. 43), en cette sorte : « S'il y a plusieurs personnes qui n'aient pas plus de droit d'être expédiées l'une que l'autre, le juge qui prendra quelque chose de l'un, à condition, ex pacto, de l'expédier le premier, péchera-t-il ? Non, certainement selon Layman : car il ne fait aucune injure aux autres selon le droit naturel, lorsqu'il accorde à l'un, par la considération de son présent, ce qu'il pouvait accorder à celui qu'il lui eût plu : et même, étant également obligé envers tous par l'égalité de leur droit, il le devient davantage envers celui qui lui fait ce don, qui l'engage à le préférer aux autres : et cette préférence semble pouvoir être estimée pour de l'argent : Quoe obligatio videtur pretio aestimabilis. » 
 Mon révérend père, lui dis-je, je suis surpris de cette permission, que les premiers magistrats du royaume ne savent pas encore. Car M. le premier président a apporté un ordre dans le parlement pour empêcher que certains greffiers ne prissent de l'argent pour cette sorte de préférence : ce qui témoigne qu'il est bien éloigné de croire que cela soit permis à des juges ; et tout le monde a loué une réformation si utile à toutes les parties. » Le bon père, surpris de ce discours, me répondit : « Dites-vous vrai ? je ne savais rien de cela. Notre opinion n'est que probable, le contraire est probable aussi. − En vérité, mon père, lui dis-je, on trouve que M. le premier président a plus que probablement bien fait, et qu'il a arrêté par là le cours d'une corruption publique, et soufferte durant trop longtemps. − J'en juge de la même sorte, dit le père ; mais passons cela, laissons les juges. − Vous avez raison, lui dis-je ; aussi bien ne reconnaissent-ils pas assez ce que vous faites pour eux. − Ce n'est pas cela, dit le père ; mais c'est qu'il y a tant de choses à dire sur tous, qu'il faut être court sur chacun.
Parlons maintenant des gens d'affaires. Vous savez que la plus grande peine qu'on ait avec eux est de les détourner de l'usure ; et c'est aussi à quoi nos pères ont pris un soin particulier ; car ils détestent si fort ce vice, qu'Escobar dit au traité III (ex. V, n. I), « que de dire que l'usure n'est pas péché, ce serait une hérésie ». Et notre Père Bauny, dans sa Somme des péchés (ch. 14), remplit plusieurs pages des peines dues aux usuriers. Il les déclare « infâmes durant leur vie, et indignes de sépulture après leur mort ». − O mon Père ! je ne le croyais pas si sévère. − Il l'est quand il le faut, me dit-il : mais aussi ce savant casuiste ayant remarqué qu'on n'est attiré à l'usure que par le désir du gain, il dit au même lieu : « L'on n'obligerait donc pas peu le monde, si, le garantissant des mauvais effets de l'usure, et tout ensemble du péché qui en est la cause, l'on lui donnait le moyen de tirer autant et plus de profit de son argent par quelque bon et légitime emploi, que l'on n'en tire des usures. » − Sans doute, mon père, il n'y aurait plus d'usuriers après cela.   Et c'est pourquoi, dit-il, il en a fourni une méthode générale pour toutes sortes de personnes, gentilshommes, présidents, conseillers, etc., et si facile, qu'elle ne consiste qu'en l'usage de certaines paroles qu'il faut prononcer en prêtant son argent ; ensuite desquelles on peut en prendre du profit, sans craindre qu'il soit usuraire, comme il est sans doute qu'il l'aurait été autrement. − Et quels sont donc ces termes mystérieux, mon père ? − Les voici, me dit-il, et en mots propres ; car vous savez qu'il a fait son livre de la Somme des péchés en français, pour être entendu de tout le monde, comme il le dit dans la préface : « Celui à qui on demande de l'argent répondra donc en cette sorte : je n'ai point d'argent à prêter ; si ai bien à mettre à profit honnête et licite. Si désirez la somme que demandez pour la faire valoir par votre industrie à moitié gain, moitié perte, peut-être m'y résoudrai-je. Bien est vrai qu'à cause qu'il [y] a trop de peine à s'accommoder pour le profit, si vous m'en voulez assurer un certain, et quand, et quand aussi mon sort principal, qu'il ne coure fortune, nous tomberions bien plus tôt d'accord, et vous ferai toucher argent dans cette heure. » N'est-ce pas là un moyen bien aisé de gagner de l'argent sans pécher ? Et le P. Bauny n'a-t-il pas raison de dire ces paroles, par lesquelles il conclut cette méthode :  « Voilà, à mon avis, le moyen par lequel quantité de personnes dans le monde, qui, par leurs usures, extorsions et contrats illicites, se provoquent la juste indignation de Dieu, se peuvent sauver en faisant de beaux, honnêtes et licites profits ? »  
 O mon père ! lui dis-je, voilà des paroles bien puissantes ! Sans doute elles ont quelque vertu occulte pour chasser l'usure, que je n'entends pas : car j'ai toujours pensé que ce péché consistait à retirer plus d'argent qu'on n'en a prêté. − Vous l'entendez bien peu, me dit-il. L'usure ne consiste presque, selon nos pères, qu'en l'intention de prendre ce profit comme usuraire. Et c'est pourquoi notre père Escobar fait éviter l'usure par un simple détour d'intention ; c'est au traité III (ex. V, n. 4, 33, 44) : « Ce serait usure, dit-il, de prendre du profit de ceux à qui on prête, si on l'exigeait comme dû par justice ; mais, si on l'exige comme dû par reconnaissance, ce n'est point usure. » Et (n. 3) : « Il n'est pas permis d'avoir l'intention de profiter de l'argent prêté immédiatement ; mais de le prétendre par l'entremise de la bienveillance de celui à qui on l'a prêté, media benevolentia, ce n'est point usure… »
 

Blaise Pascal, Les Provinciales : Paris, Hachette, 1869-1872.

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