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Anthologie

Les Lettres de Mme de Sévigné dans le texte

Une sélection d'extraits pour découvrir toute la verve et la malice de Mme de Sévigné dans ses lettres. Adressées principalement à sa fille Mme de Grignan, partie en 1671 rejoindre son mari en Provence, elles sont aussi une chronique mondaine du règne de Louis XIV et se caractérisent par leur style vif et enlevé.

Mariage de la Grande Mademoiselle

Marquise de Sévigné, Lettres, 1696.
Dans cette lettre adressée à son cousin monsieur de Coulanges, Mme de Sévigné s'amuse à susciter sa curiosité et à repousser l'annonce de la grande nouvelle du mariage de Mme de Montpensier, cousine de Louis XIV, avec M. de Lauzun.

À Monsieur de Coulanges
À Paris, lundi 15 décembre 1670.


Je m’en vais vous mander la chose la plus étonnante, la plus surprenante, la plus merveilleuse, la plus miraculeuse, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus inouïe, la plus singulière, la plus extraordinaire, la plus incroyable, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus éclatante, la plus secrète jusqu’à aujourd’hui, la plus brillante, la plus digne d’envie ; enfin une chose dont on ne trouve qu’un exemple dans les siècles passés : encore cet exemple n’est-il pas juste ; une chose que nous ne saurions croire à Paris, comment la pourrait-on croire à Lyon ? Une chose qui fait crier miséricorde à tout le monde ; une chose qui comble de joie madame de Rohan et madame d’Hauterive ; une chose enfin qui se fera dimanche, où ceux qui la verront croiront avoir la berlue ; une chose qui se fera dimanche, et qui ne sera peut-être pas faite lundi. Je ne puis me résoudre à la dire, devinez-la, je vous le donne en trois ; jetez-vous votre langue aux chiens ? Hé bien ! Il faut donc vous la dire : M. de Lauzun épouse dimanche au Louvre, devinez qui ? Je vous le donne en quatre, je vous le donne en dix, je vous le donne en cent. Madame de Coulanges dit : Voilà qui est bien difficile à deviner ! C’est madame de la Vallière. Point du tout, madame. C’est donc mademoiselle de Retz ? Point du tout ; vous êtes bien provinciale. Ah ! Vraiment, nous sommes bien bêtes, dites-vous : c’est mademoiselle Colbert. Encore moins. C’est assurément mademoiselle de Créqui. Vous n’y êtes pas. Il faut donc à la fin vous le dire : il épouse, dimanche, au Louvre, avec la permission du roi, mademoiselle, mademoiselle de mademoiselle, devinez le nom ; il épouse Mademoiselle, ma foi ! Par ma foi ! Ma foi jurée ! Mademoiselle, la grande Mademoiselle, Mademoiselle, fille de feu Monsieur, Mademoiselle, petite-fille de Henri IV, mademoiselle d’Eu, mademoiselle de Dombes, mademoiselle de Montpensier, mademoiselle d’Orléans, Mademoiselle, cousine germaine du roi ; Mademoiselle, destinée au trône ; Mademoiselle, le seul parti de France qui fût digne de Monsieur. Voilà un beau sujet de discourir. Si vous criez, si vous êtes hors de vous-mêmes, si vous dites que nous avons menti, que cela est faux, qu’on se moque de vous, que voilà une belle raillerie, que cela est bien fade à imaginer ; si enfin vous nous dites des injures, nous trouverons que vous avez raison ; nous en avons fait autant que vous. Adieu ; les lettres qui seront portées par cet ordinaire vous feront voir si nous disons vrai ou non.

Marquise de Sévigné, Lettres de Madame de Sévigné de sa famille et de ses amis : Paris, Hachette, 1862-1868

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Tempête sur le Rhône

Marquise de Sévigné, Lettres, 1696.
Dans cette lettre adressée à Mme de Grignan, Mme de Sévigné s'émeut des difficiles conditions de voyage rencontrées par sa fille lors de sa traversée du Rhône pour se rendre à Grignan.

À Madame de Grignan
Le 4 mars 1671

Ah ! ma bonne, quelle lettre ! quelle peinture de l'état où vous avez été ! et que je vous aurais mal tenu ma parole, si je vous avais promis de n'être point effrayée d'un si grand péril ! Je sais bien qu'il est passé. Mais il est impossible de se représenter votre vie si proche de sa fin, sans frémir d'horreur. Et M. de Grignan vous laisse conduire la barque ; et quand vous êtes téméraire, il trouve plaisant de l'être encore plus que vous ; au lieu de vous faire attendre que l'orage fût passé, il veut bien vous exposer, et vogue la galère ! Ah mon Dieu ! qu'il eût été bien mieux d'être timide, et de vous dire que si vous n'aviez point de peur, il en avait, lui, et ne souffrirait point que vous traversassiez le Rhône par un temps comme celui qu'il faisait ! Que j'ai de la peine à comprendre sa tendresse en cette occasion ! Ce Rhône qui fait peur à tout le monde ! Ce pont d'Avignon où l'on aurait tort de passer en prenant de loin toutes ses mesures ! Un tourbillon de vent vous jette violemment sous une arche ! Et quel miracle que vous n'ayez pas été brisée et noyée dans un moment ! Ma bonne, je ne soutiens pas cette pensée, j'en frissonne, et m'en suis réveillée avec des sursauts dont je ne suis pas la maîtresse. Trouvez-vous toujours que le Rhône ne soit que de l'eau ? De bonne foi, n'avez-vous point été effrayée d'une mort si proche et si inévitable ? Avez-vous trouvé ce péril d'un bon goût ? Une autre fois ne serez-vous point un peu moins hasardeuse ? Une aventure comme celle-là ne vous fera-t-elle point voir les dangers aussi terribles qu'ils sont ? Je vous prie de m'avouer ce qui vous en est resté ; je crois du moins que vous avez rendu grâce à Dieu de vous avoir sauvée. Pour moi, je suis persuadée que les messes que j'ai fait dire tous les jours pour vous ont fait ce miracle.

Marquise de Sévigné, Lettres choisies de Madame de Sévigné : Paris, Garnier, 1862.

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Suicide de Vatel, célèbre cuisinier

Marquise de Sévigné, Lettres, 1696.
Dans cette lettre adressée à sa fille Mme de Grignan, Mme de Sévigné évoque le suicide de Vatel, cuisinier au château de Chantilly, suite à une réception donnée par Monsieur le Prince, Condé, en l'honneur du roi Louis XIV.

À Mme de Grignan
À Paris, ce vendredi 24 avril 1671.
 
J’avais dessein de vous conter que le Roi arriva hier au soir à Chantilly ; il courut un cerf au clair de lune ; les lanternes firent des merveilles, le feu d’artifice fut un peu effacé par la clarté de notre amie mais enfin, le soir, le souper, le jeu, tout alla à merveille. Le temps qu’il a fait aujourd’hui nous faisait espérer une suite digne d’un si agréable commencement. Mais voici ce que j’apprends en entrant ici, dont je ne puis me remettre, et qui fait que je ne sais plus ce que je vous mande. C’est qu’enfin Vatel, le grand Vatel, maître d’hôtel de M. Fouquet, qui l’était présentement de M. le Prince, cet homme d’une capacité distinguée de toutes les autres, dont la bonne tête était capable de contenir tout le soin d’un État ; cet homme donc que je connaissais, voyant que ce matin à huit heures la marée n’était pas arrivée, n’a pu soutenir l’affront dont il a cru qu’il allait être accablé, et, en un mot, il s’est poignardé. Vous pouvez penser l’horrible désordre qu’un si terrible accident a causé dans cette fête. Songez que la marée est peut-être arrivée comme il expirait. Je n’en sais pas davantage présentement. Je pense que vous trouvez que c’est assez. Je ne doute pas que la confusion n’ait été grande ; c’est une chose fâcheuse à une fête de cinquante mille écus.

A Paris, ce dimanche 26 avril 1671,
chez M. de La Rochefoucauld.
 

Il est dimanche 26 avril ; cette lettre ne partira que mercredi ; mais ce n’est pas une lettre, c’est une relation que Moreuil vient de me faire, à votre intention, de ce qui s’est passé à Chantilly touchant Vatel. Je vous écrivis vendredi qu’il s’était poignardé ; voici l’affaire en détail.
Le Roi arriva le jeudi au soir ; la promenade, la collation dans un lieu tapissé de jonquilles, tout cela fut à souhait. On soupa ; il y eut quelques tables où le rôti manqua, à cause de plusieurs dîners où l’on ne s’était point attendu ; cela saisit Vatel ; il dit plusieurs fois : Je suis perdu d’honneur ; voici un affront que je ne supporterai pas. Il dit à Gourville : La tête me tourne ; il y a douze nuits que je n’ai dormi ; aidez-moi à donner des ordres. Gourville le soulagea en ce qu’il put. Ce rôti qui avait manqué, non pas à la table du roi, mais aux vingt-cinquièmes, lui revenait toujours à l’esprit. Gourville le dit à M. le Prince. M. le Prince alla jusque dans la chambre de Vatel, et lui dit : Vatel, tout va bien, rien n'était si beau que le souper du roi. » Il répondit « Monseigneur, votre bonté m’achève ; je sais que le rôti a manqué à deux tables. — Point du tout, dit M. le Prince, ne vous fâchez point, tout va bien. La nuit vient ; le feu d’artifice ne réussit pas, il fut couvert d’un nuage ; il coûtait seize mille francs. A quatre heures du matin, Vatel s’en va partout, il trouve tout endormi ; il rencontre un petit pourvoyeur qui lui apportait seulement deux charges de marée ; il lui demanda : Est-ce là tout ? - Oui, monsieur. Il ne savait pas que Vatel avait envoyé à tous les ports de mer. Vatel attend quelque temps ; les autres pourvoyeurs ne viennent point. Sa tête s’échauffait, il crut qu’il n’aurait point d’autre marée ; il trouva Gourville ; il lui dit : Monsieur, je ne survivrai point à cet affront-ci. Gourville se moqua de lui. Vatel monte à sa chambre, met son épée contre la porte, et se la passe au travers du cœur ; mais ce ne fut qu’au troisième coup, car il s’en donna deux qui n’étaient point mortels. Il tombe mort. La marée cependant arrive de tous côtés ; on cherche Vatel pour la distribuer ; on va à sa chambre ; on heurte, on enfonce la porte ; on le trouve noyé dans son sang; on court à M. le Prince, qui fut au désespoir. M. le Duc pleura : c’était sur Vatel que roulait tout son voyage de Bourgogne. M. le Prince le dit au Roi fort tristement. On dit que c’était à force d’avoir de l’honneur à sa manière ; on le loua fort, on loua et blâma son courage. Le roi dit qu’il y avait cinq ans qu’il retardait de venir à Chantilly, parce qu’il comprenait l’excès de cet embarras. Il dit à M. le Prince qu’il ne devait avoir que deux tables, et ne point se charger de tout le reste ; il jura qu’il ne souffrirait plus que M. le Prince en usât ainsi ; mais c’était trop tard pour le pauvre Vatel. Cependant Gourville tâche de réparer la perte de Vatel ; elle le fut : on dîna très bien, on fit collation, on soupa, on se promena, on joua ; on fut à la chasse ; tout était parfumé de jonquilles, tout était enchanté. Hier, qui était samedi, on fit encore de même ; et le soir, le Roi alla à Liancourt, où il avait commandé un médianoche, il y doit demeurer aujourd’hui.
Voilà ce que m’a dit Moreuil pour vous mander. Je jette mon bonnet par-dessus le moulin, et je ne sais rien du reste. M. d’Hacqueville, qui était à tout cela, vous fera des relations sans doute ; mais comme son écriture n’est pas si lisible que la mienne, j’écris toujours et voilà bien des détails, mais parce que je les aimerais en pareille occasion, je vous les mande. 

Marquise de Sévigné, Lettres de Madame de Sévigné de sa famille et de ses amis : Paris, Hachette, 1862-1868

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À propos de la vie, de la mort, du théâtre...

Marquise de Sévigné, Lettres, 1696.
Dans cette lettre adressée à sa fille Mme de Grignan, Mme de Sévigné mime le naturel d'une conversation réelle et aborde des sujets variés : méditations sur la mort, réflexions sur le Bajazet  de Racine et comparaison avec Corneille, anecdote mondaine...

À Madame de Grignan
Le 16 mars 1672

Vous me demandez, ma chère enfant, si j’aime toujours bien la vie. Je vous avoue que j’y trouve des chagrins cuisants ; mais je suis encore plus dégoûtée de la mort : je me trouve si malheureuse d’avoir à finir tout ceci par elle que si je pouvais retourner en arrière je ne demanderais pas mieux. Je me trouve dans un engagement qui m’embarrasse : je suis embarquée dans la vie sans mon consentement ; il faut que j’en sorte, cela m’assomme ; et comment en sortirai-je ? Par où ? Par quelle porte ? Quand sera-ce ? En quelle disposition ? Souffrirai-je mille et mille douleurs, qui me feront mourir désespérée ? Aurai-je un transport au cerveau ? Mourrai-je d’un accident ? Comment serai-je avec Dieu  ? Qu’aurai-je à lui présenter ? La crainte, la nécessité feront-elles mon retour vers lui ? N’aurai-je aucun autre sentiment que celui de la peur ? Que puis-je espérer ? Suis-je digne du paradis ? Suis-je digne de l’enfer ? Quelle alternative ! Quel embarras ! Rien n’est si fou que de mettre son salut dans l’incertitude ; mais rien n’est si naturel, et la sotte vie que je mène est la chose du monde la plus aisée à comprendre. Je m’abîme dans ces pensées, et je trouve la mort si terrible que je hais plus la vie parce qu’elle m’y mène que par les épines qui s’y rencontrent. Vous me direz que je veux vivre éternellement. Point du tout ; mais si on m’avait demandé mon avis, j’aurais bien aimé à mourir entre les bras de ma nourrice : cela m’aurait ôté bien des ennuis et m’aurait donné le ciel bien sûrement et bien aisément ; mais parlons d’autre chose.
 
Je suis au désespoir que vous ayez eu Bajazet par d’autres que par moi. C’est ce chien de Barbin qui me hait, parce que je ne fais pas des Princesses de Montpensier. Vous en avez jugé très juste et très bien, et vous aurez vu que je suis de votre avis. Je voulais vous envoyer la Champmeslé pour vous réchauffer la pièce. Le personnage de Bajazet est glacé ; les mœurs des Turcs y sont mal observées ; ils ne font point tant de façons pour se marier ; le dénouement n’est point bien préparé : on n’entre point dans les raisons de cette grande tuerie Il y a pourtant des choses agréables, et rien de parfaitement beau, rien qui enlève, point de ces tirades de Corneille qui font frissonner. Ma fille, gardons-nous bien de lui comparer Racine, sentons-en la différence. Il y a des endroits froids et faibles, et jamais il n’ira plus loin qu’Alexandre et qu’Andromaque. Bajazet est au-dessous, au sentiment de bien des gens, et au mien, si j’ose me citer. Racine fait des comédies pour Champmeslé : ce n’est pas pour les siècles à venir. Si jamais il n’est plus jeune et qu’il cesse d’être amoureux, ce ne sera plus la même chose. Vive donc notre vieil ami Corneille ! Pardonnons-lui de méchants vers, en faveur des divines et sublimes beautés qui nous transportent : ce sont des traits de maître qui sont inimitables. Despréaux en dit encore plus que moi ; et en un mot, c’est bon goût : tenez-vous-y.
 
Voici un bon mot de Mme Cornuel, qui a fort réjoui le parterre. M. Tambonneau le fils a quitté la robe, et a mis une sangle autour de son ventre et de son derrière. Avec ce bel air, il veut aller sur la mer : je ne sais ce que lui a fait la terre. On disait donc à Mme Cornuel qu’il s’en allait à la mer : Hélas, dit-elle, est-ce qu’il a été mordu d’un chien enragé ? Cela fut dit sans malice, c’est ce qui a fait rire extrêmement.

Marquise de Sévigné, Lettres de Madame de Sévigné de sa famille et de ses amis : Paris, Hachette, 1862-1868

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À propos de la vie à Paris

Marquise de Sévigné, Lettres, 1696.
Dans cette lettre adressée à sa fille, Mme de Sévigné évoque sa vie à Paris et se réjouit de revoir bientôt Mme de Grignan, partie depuis trois ans en Provence. En effet, celle-ci arrive à Paris peu de jours après, et y reste jusqu’à la fin de mai 1675.

À madame de Grignan
Le lundi 5 février 1674

Il y a aujourd’hui bien des années, ma fille, qu’il vint au monde une créature destinée à vous aimer préférablement à toutes choses : je prie votre imagination de n’aller ni à droite, ni à gauche, cet homme-là, sire, c’était moi-même. Il y eut hier trois ans que j’eus une des plus sensibles douleurs de ma vie : vous partîtes pour la Provence, où vous êtes encore ; ma lettre serait longue, si je voulais vous expliquer toutes les amertumes que je sentis, et que j’ai senties depuis en conséquence de cette première. Mais revenons : je n’ai point reçu de vos lettres aujourd’hui, je ne sais s’il m’en viendra ; je ne le crois pas, il est trop tard : j’en attendais cependant avec impatience ; je voulais apprendre votre départ d’Aix, afin de pouvoir supputer un peu juste votre retour ; tout le monde m’en a assassiné, et je ne sais que répondre. Je ne pense qu’à vous et à votre voyage : si je reçois de vos lettres, après avoir envoyé celle-ci, soyez en repos ; je ferai assurément tout ce que vous me manderez. Je vous écris aujourd’hui un peu plus tôt qu’à l’ordinaire. M. de Corbinelli et mademoiselle de Méri sont ici, qui ont dîné avec moi. Je m’en vais à un petit opéra de Molière, beau-père d’Itier, qui se chante chez Pelissari ; c’est une musique très-parfaite ; M. le Prince, M. le Duc et madame la Duchesse y seront. Je m’en irai peut-être de là souper chez Gourville avec madame de la Fayette, M. le Duc, madame de Thianges, M. de Vivonne, à qui l’on dit adieu et qui s’en va demain. Si cette partie est rompue, j’irai chez madame de Chaulnes ; j’en suis extrêmement priée par la maîtresse du logis et par les cardinaux de Retz et de Bouillon, qui me l’avaient fait promettre : le premier est dans une extrême impatience de vous voir ; il vous aime chèrement. Voilà une lettre qu’il m’envoie.
On avait cru que mademoiselle de Blois avait la petite vérole, mais cela n’est pas. On ne parle point des nouvelles d’Angleterre ; cela fait juger qu’elles ne sont pas bonnes. Il n’y a eu qu’un bal ou deux à Paris dans tout ce carnaval ; on y a vu quelques masques, mais peu. La tristesse est grande ; les assemblées de Saint-Germain sont des mortifications pour le roi, et seulement pour marquer la cadence du carnaval.
Le père Bourdaloue fit un sermon le jour de Notre-Dame, qui transporta tout le monde ; il était d’une force à faire trembler les courtisans, et jamais prédicateur évangélique n’a prêché si hautement ni si généreusement les vérités chrétiennes : il était question de faire voir que toute puissance doit être soumise à la loi, à l’exemple de Notre-Seigneur, qui fut présenté au temple ; enfin, ma fille, cela fut porté au point de la plus haute perfection, et certains endroits furent poussés comme les aurait poussés l’apôtre saint Paul.
L’archevêque de Reims revenait hier fort vite de Saint-Germain, c’était comme un tourbillon : il croit bien être grand seigneur, mais ses gens le croient encore plus que lui. Ils passaient au travers de Nanterre, tra, tra, tra ; ils rencontrent un homme à cheval, gare, gare ! ce pauvre homme veut se ranger, son cheval ne veut pas ; et enfin le carrosse et les six chevaux renversent cul par-dessus tête le pauvre homme et le cheval, et passent par-dessus, et si bien par-dessus, que le carrosse en fut versé et renversé : en même temps l’homme et le cheval, au lieu de s’amuser à être roués et estropiés, se relèvent miraculeusement, remontent l’un sur l’autre, et s’enfuient et courent encore, pendant que les laquais de l’archevêque et le cocher, et l’archevêque même, se mettent à crier : Arrête, arrête ce coquin, qu’on lui donne cent coups ! L’archevêque, en racontant ceci, disait : Si j’avais tenu ce maraud-là, je lui aurais rompu les bras et coupé les oreilles.
Je dînai, hier encore, chez Gourville avec madame de Langeron, madame de la Fayette, madame de Coulanges, Corbinelli, l’abbé Têtu, Briole et mon fils ; votre santé y fut célébrée, et un jour pris pour vous y donner à dîner. Adieu, ma très chère et très aimable ; je ne puis vous dire à quel point je vous souhaite. Je m’en vais encore adresser cette lettre à Lyon. J’ai envoyé les deux premières au chamarier ; il me semble que vous y devez être, ou jamais. Je reçois dans ce moment votre lettre du 28, elle me ravit. Ne craignez point, ma bonne, que ma joie se refroidisse. Je ne suis occupée que de cette joie sensible de vous voir, et de vous recevoir, et de vous embrasser avec des sentiments et des manières d’aimer qui sont d’une étoffe au-desssus du commun, et même de ce que l’on estime le plus.
 

Marquise de Sévigné, Lettres de Madame de Sévigné de sa famille et de ses amis : Paris, Hachette, 1862-1868

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La mort de monsieur de Turenne

Marquise de Sévigné, Lettres, 1696.
Dans cette lettre adressée à sa fille, Mme de Sévigné annonce la mort du Vicomte de Turenne, gloire militaire du règne de Louis XIV.

À madame de Grignan
Le 2 août 1675

Je pense toujours, ma fille, à l’étonnement et à la douleur que vous aurez de la mort de M. de Turenne. Le cardinal de Bouillon est inconsolable : il apprit cette nouvelle par un gentilhomme de M. de Louvigny, qui voulut être le premier à lui faire son compliment ; il arrêta son carrosse, comme il revenait de Pontoise à Versailles. Le Cardinal ne comprit rien à ce discours. Comme le gentilhomme s’aperçut de son ignorance, il s’enfuit ; le Cardinal fit courre après, et sut cette terrible mort ; il s’évanouit ; on le ramena à Pontoise, où il a été deux jours sans manger, dans des pleurs et dans des cris continuels. Mme de Guénégaud et Cavoie l’ont été voir, qui ne sont pas moins affligés que lui. Je viens de lui écrire un billet qui m’a paru bon : je lui dis par avance votre affliction, et par son intérêt, et par l’admiration que vous aviez pour le héros. N’oubliez pas de lui écrire : il me paroît que vous écrivez très-bien sur toutes sortes de sujets : pour celui-ci, il n’y a qu’à laisser aller sa plume. On paraît fort touché dans Paris, et dans plusieurs maisons, de cette grande mort. Nous attendons avec transissement le courrier d’Allemagne. Montecuculi, qui s’en allait, sera bien revenu sur ses pas, et prétendra bien profiter de cette conjoncture. On dit que les soldats faisaient des cris qui s’entendaient de deux lieues ; nulle considération ne les pouvait retenir : ils criaient qu’on les menât au combat ; qu’ils voulaient venger la mort de leur père, de leur général, de leur protecteur, de leur défenseur ; qu’avec lui ils ne craignaient rien, mais qu’ils vengeraient bien sa mort ; qu’on les laissât faire, qu’ils étaient furieux, et qu’on les menât au combat. Ceci est d’un gentilhomme qui était à M. de Turenne, et qui est venu parler au Roi ; il a toujours été baigné de larmes en racontant ce que je vous dis, et la mort de son maître, à tous ses amis. M. de Turenne reçut le coup au travers du corps : vous pouvez penser s’il tomba et s’il mourut. Cependant le reste des esprits fit qu’il se traîna la longueur d’un pas, et que même il serra la main par convulsion ; et puis on jeta un manteau sur son corps. Le Bois-Guyot (c’est ce gentilhomme) ne le quitta point qu’on ne l’eût porté sans bruit dans la plus proche maison. M. de Lorges était à une demi-lieue de là ; jugez de son désespoir. C’est lui qui perd tout, et qui demeure chargé de l’armée et de tous les événements jusqu’à l’arrivée de Monsieur le Prince, qui a vingt-deux jours de marche. Pour moi, je pense mille fois le jour au chevalier de Grignan, et ne puis pas m’imaginer qu’il puisse soutenir cette perte sans perdre la raison. Tous ceux que M. de Turenne aimait sont fort à plaindre.
Le Roi disait hier en parlant des huit nouveaux maréchaux de France : « Si Gadagne avait eu patience, il serait du nombre ; mais il s’est retiré, il s’est impatienté : c’est bien fait. » On dit que le comte d’Estrées cherche à vendre sa charge ; il est du nombre des désespérés de n’avoir point le bâton. Devinez ce que fait Coulanges : sans s’incommoder, il copie mot à mot toutes les nouvelles que je vous écris. Je vous ai mandé comme le grand maître est duc : il n’ose se plaindre ; il sera maréchal de France à la première voiture ; et la manière dont le Roi lui a parlé passe de bien loin l’honneur qu’il a reçu. Sa Majesté lui dit de dire à Pompone son nom et ses qualités ; il lui répondit : « Sire, je lui donnerai le brevet de mon grand-père ; il n’aura qu’à le faire copier. » Il faut lui faire un compliment ; M. de Grignan en a beaucoup à faire, et peut-être des ennemis ; car ils prétendent du monseigneur, et c’est une injustice qu’on ne peut leur faire comprendre.
M. de Turenne avait dit à M. le cardinal de Retz en lui disant adieu (et d’Hacqueville ne l’a dit que depuis deux jours) « Monsieur, je ne suis point un diseur ; mais je vous prie de croire sérieusement que sans ces affaires-ci, où peut-être on a besoin de moi, je me retirerais comme vous ; et je vous donne ma parole que, si j’en reviens, je ne mourrai pas sur le coffre, et je mettrai, à votre exemple, quelque temps entre la vie et la mort. » Notre cardinal sera sensiblement touché de cette perte. Il me semble, ma fille, que vous ne vous lassez point d’en entendre parler : nous sommes convenus qu’il y a des choses dont on ne peut trop savoir de détails.
J’embrasse M. de Grignan je vous souhaiterais quelqu’un à tous deux avec qui vous pussiez parler de M. de Turenne. Les Villars vous adorent ; Villars est revenu ; mais Saint-Géran et sa tête sont demeurés : sa femme espérait qu’on aurait quelque pitié de lui, et qu’on le ramènerait. Je crois que la Garde vous mande le dessein qu’il a de vous aller voir : j’ai bien envie de lui dire adieu pour ce voyage ; le mien, comme vous savez, est un peu différé : il faut voir l’effet que fera dans notre pays la marche de six mille hommes et des deux Provençaux. Il est bien dur à M. de Lavardin d’avoir acheté une charge quatre cent mille francs, pour obéir à M. de Fourbin ; car encore M. de Chaulnes a l’ombre du commandement. Mme de Lavardin et M. d’Harouys sont mes boussoles. Ne soyez point en peine de moi, ma très-chère, ni de ma santé ; je me purgerai après le plein de la lune, et quand on aura des nouvelles d’Allemagne.
Adieu, ma chère enfant, je vous embrasse tendrement, et je vous aime si passionnément, que je ne pense pas qu’on puisse aller plus loin. Si quelqu’un souhaitait mon amitié, il devrait être content que je l’aimasse seulement autant que j’aime votre portrait.

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Mort de la marquise de Brinvilliers

Marquise de Sévigné, Lettres, 1696.
En 1670-1680, la France entière est bouleversée par une succession d'empoisonnements dans lesquels sont impliqués les milieux de la Cour. Dans cette lettre adressée à sa fille, Madame de Sévigné évoque l'exécution de la marquise de Brinvilliers, mêlée à cette affaire et condamnée à être décapitée et brûlée.

À madame de Grignan
À Paris, le vendredi 17e juillet.

Enfin, c’en est fait, la Brinvilliers est en l’air : son pauvre petit corps a été jeté, après l’exécution, dans un 1676 fort grand feu, et les cendres au vent ; de sorte que nous la respirerons, et par la communication des petits esprits, il nous prendra quelque humeur empoisonnante, dont nous serons tout étonnés. Elle fut jugée dès hier ; ce matin on lui a lu son arrêt, qui était de faire amende honorable à Notre-Dame, et d’avoir la tête coupée ; son corps brûlé, les cendres au vent. On l’a présentée à la question : elle a dit qu’il n’en était pas besoin, et qu’elle dirait tout ; en effet, jusqu’à cinq heures du soir elle a conté sa vie, encore plus épouvantable qu’on ne le pensait. Elle a empoisonné dix fois de suite son père (elle ne pouvait en venir à bout), ses frères et plusieurs autres ; et toujours l’amour et les confidences mêlés partout. Elle n’a rien dit contre Penautier. Après cette confession, on n’a pas laissé de lui donner dès le matin la question ordinaire et extraordinaire : elle n’en a pas dit davantage. Elle a demandé à parler à Monsieur le procureur général ; elle a été une heure avec lui : on ne sait point encore le sujet de cette conversation. À six heures on l’a menée nue en chemise et la corde au cou, à Notre-Dame, faire l’amende honorable ; et puis on l’a remise dans le même tombereau, où je l’ai vue, jetée à reculons sur de la paille, avec une cornette basse et sa chemise, un docteur auprès d’elle, le bourreau de l’autre côté : en vérité cela m’a fait frémir. Ceux qui ont vu l’exécution disent qu’elle a monté sur l’échafaud avec bien du courage. Pour moi, j’étais sur le pont Notre-Dame, avec la bonne d’Escars ; jamais il ne s’est vu tant de monde, ni Paris si ému ni si attentif ; et demandez-moi ce qu’on a vu, car pour moi je n’ai vu qu’une cornette ; mais enfin ce jour était consacré à cette tragédie. J’en saurai demain davantage et cela vous reviendra.
On dit que le siège de Maestricht est commencé, celui de Philisbourg continué : cela est triste pour les spectateurs. Notre petite amie m’a bien fait rire ce matin : elle dit que Mme de Rochefort, dans le plus fort de sa douleur, a conservé une tendresse extrême pour Mme de Montespan, et m’a contrefait ses sanglots au travers desquels elle lui disait qu’elle l’avait aimée toute sa vie d’une inclination toute particulière. Êtes-vous assez méchante pour trouver cela aussi plaisant que moi ?
Voici encore une autre sottise ; mais je ne veux pas que M. de Grignan la lise. Le petit Bon, qui n’a pas l’esprit d’inventer la moindre chose, a conté naïvement qu’étant couché l’autre jour familièrement avec la Souricière, elle lui avait dit, après deux ou trois heures de conversation : Petit Bon, j’ai quelque chose sur le cœur contre vous. — Et quoi, Madame ? — Vous n’êtes point dévot à la Vierge ; ah vous n’êtes point dévot à la Vierge : cela me fait une peine étrange. Je souhaite que vous soyez plus sage que moi et que cette sottise ne vous frappe pas, comme elle m’a frappée.
On dit que Louvigny a trouvé sa chère épouse écrivant une lettre qui ne lui a pas plu ; le bruit a été grand. D’Hacqueville est occupé à tout raccommoder : vous croyez bien que ce n’est pas de lui que je sais cette petite affaire ; mais elle n’en est pas moins vraie, ma chère bonne.

À Paris, mercredi 22 juillet.

Encore un petit mot de la Brinvilliers : elle est morte comme elle a vécu, c’est-à-dire résolument. Elle entra dans le lieu où l’on devait lui donner la question, et voyant trois seaux d’eau : C’est assurément pour me noyer, dit-elle, car de la taille dont je suis, on ne prétend pas que je boive tout cela.
Elle écouta son arrêt, dès le matin, sans frayeur ni sans faiblesse ; et sur la fin, elle le fit recommencer, disant que ce tombereau l’avait frappée d’abord, et qu’elle en avait perdu l’attention pour le reste. Elle dit à son confesseur, par le chemin, de faire mettre le bourreau devant elle, afin de ne point voir, dit-elle, ce coquin de Desgrez qui m’a prise ; il était à cheval devant le tombereau. Son confesseur la reprit de ce sentiment ; elle dit : Ah, mon Dieu ! je vous en demande pardon ; qu’on me laisse donc cette étrange vue. Et monta seule et nu-pieds sur l’échelle et sur l’échafaud, et fut un quart d’heure mirodée, rasée, dressée et redressée, par le bourreau ; ce fut un grand murmure et une grande cruauté.
Le lendemain on cherchait ses os, parce que le peuple disait qu’elle était sainte. Elle avait, disait-elle, deux confesseurs : l’un disait qu’il fallait tout dire, et l’autre non ; et elle de cette diversité ; disant : Je peux faire en conscience tout ce qu’il me plaira. Il lui a plu de ne rien dire du tout. Pennautier sortira un peu plus blanc que de la neige ; le public n’est point content ; on dit que tout cela est trouble.
Admirez le malheur : cette créature a refusé d’apprendre ce qu’on voulait, et a dit ce qu’on ne demandait pas. Par exemple elle dit que M. Fouquet avait envoyé Glaser, leur apothicaire empoisonneur, en Italie, pour avoir d’une herbe qui fait du poison ; elle a entendu dire cette belle chose à Sainte-Croix. Voyez quel excès d’accablement et quel prétexte pour achever ce misérable. Tout cela est bien suspect. On ajoute encore bien des choses, mais en voilà assez pour aujourd’hui.

Marquise de Sévigné, Lettres de Madame de Sévigné de sa famille et de ses amis : Paris, Hachette, 1862-1868

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Un billet de votre main

Marquise de Sévigné, Lettres, 1696.
Cette lettre est un des rares témoignages du ton quelque peu courroucé employé par Mme de Sévigné pour d'adresser à sa fille.

À madame de Grignan
Le 8 août 1677

La proposition de m'envoyer un billet de votre main est une belle chose ; il ne tiendrait qu'à moi, ma bonne, de m'en offenser ; vous le feriez bien si vous étiez en ma place. Je vous prie aussi « de ne point monter aux nues », ni me contraindre sur certaines choses. Laissez-moi la liberté de faire quelquefois ce que je veux ; je souffre assez toute ma vie en ne vous donnant pas ce que je voudrais ; quand j'ai rangé de certaines choses, c'est me blesser le cœur que de s'y opposer si vivement ; il y a sur cela une hauteur qui déplaît et qui n'est point tendre. Je ne vous donne pas souvent sujet de vous fâcher ; mais laissez-moi du moins la liberté de croire que je pourrais contenter mes désirs là-dessus, si j'étais assez heureuse pour le pouvoir faire. Vous ne faites point connaître si les avis que je vous donne quelquefois sur votre dépense, vous déplaisent ou non ; vous devriez m'en dire un mot. En attendant, je vous dirai, ma bonne, que j'admire que M. de Grignan et vous, n'aimant point Laporte, lui vous servant très mal, il ait reçu une fois cinquante fouis, qu'il ait été sur le point de s'en aller, et que vous n'ayez pas été ravie de vous en défaire. Quel bizarre raccommodement ! A quoi vous sert-il ? quelle faiblesse ! Vous avez Pomier qui vous donne la main, et l'autre vous morgue et vous gagne votre argent assez mal. Où aviez-vous mis votre bon esprit ? Je crois, ma bonne, que l'amitié que j'ai pour vous, et l'intérêt que je prends à tout ce qui vous touche, vous doit faire recevoir agréablement ce que je vous dis ; mandez-moi si je me trompe.

Marquise de Sévigné, Lettres de Madame de Sévigné de sa famille et de ses amis : Paris, Hachette, 1862-1868

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Sur le procès de Nicolas Fouquet

Marquise de Sévigné, Lettres, 1696.
Dans ces lettres adressées à sa fille et au marquis de Pomponne, Mme de Sévigné revient sur le procès de Nicolas Fouquet, surintendant jalousé par Colbert qui convainquit Louis XIV de le faire arrêter.

À madame de Grignan
À Paris, mercredi 3 avril 1680.

Ma chère enfant, le pauvre M. Fouquet est mort, j'en suis touchée : je n'ai jamais vu perdre tant d'amis ; cela donne de la tristesse de voir tant de morts autour de soi : mais ce qui n'est pas autour de moi, et ce qui me perce le cœur, c'est la crainte que me donne le retour de toutes vos incommodités ; car quoique vous vouliez me le cacher, je sens vos brasiers, votre pesanteur, votre point. Enfin, cet intervalle si doux est passé, et ce n'était pas une guérison. Vous dites vous-même qu'une flamme mal éteinte est facile à rallumer. Ces remèdes que vous mettez dans votre cassette, comme très-sûrs dans le besoin, devraient bien être employés présentement. M. de Grignan n'aura-t-il point de pouvoir dans cette occasion ? Et n'est-il point en peine de l'état où vous êtes ? J'ai vu le petit Baumont, vous pouvez penser si je l’ai questionné ; quand je songeais qu'il n'y avait que huit jours qu'il vous avait vue, il me paraissait un homme tout autrement estimable que les autres : il dit que vous n'étiez pas si bien quand il est parti que vous étiez cet hiver. Il m'a parlé de vos soupers, qu'il trouvait très bons ; de vos divertissements, de l'honnêteté de M. de Grignan et de la vôtre, du bon effet que mesdemoiselles de Grignan faisaient pour soutenir les plaisirs, pendant que vous vous reposiez : il dit des merveilles de Pauline et du petit marquis ; jamais je n'eusse fini la conversation la première ; mais il voulait aller à Saint-Germain, car il m'a vue avant le roi son maître. Son grand-père a eu la charge qu'a eue le maréchal de Bellefonds : il était très-intime ami de mon père, et au lieu de chercher des parents, comme on a coutume de le faire, mon père le prit, sans autre mystère, pour nommer sa fille, de sorte que c'était mon parrain. J'ai extrêmement connu cette famille ; je trouve le petit-fils fort joli, mais fort joli ; c'est un petit libertin qui dirait comme le loupa. Je n'ai parlé de cette affaire qu'à ceux à qui mon fils en a parlé lui - même, pour tâcher de trouver des marchands.
Je vous crois présentement à Grignan. Je vois avec peine l'agitation de vos adieux ; je vois, au sortir de votre solitude, qui vous a paru si courte, un voyage à Arles ; autre mouvement ; et je vois le voyage jusqu'à Grignan, où vous aurez peut-être retrouvé une bise pour vous recevoir dans l'état où vous êtes : ah ! Ce n'est point sans inquiétude pour une personne aussi délicate que vous, qu'on se représente toutes ces choses. Vous m'avez envoyé une relation d'Enfossy qui vaut mieux que toutes les miennes ; je ne m'étonne pas si vous ne pouvez vous résoudre à vendre une terre où il se trouve d'aussi jolies Bohémiennes ; il n'y eut jamais une plus agréable et plus nouvelle réception. Je vous trouve si pleine de réflexions, si stoïcienne, si méprisant les choses de ce monde, et la vie même, que vous ne pouvez rien approuver dans cette humeur. Si je joignais mes réflexions aux vôtres, ce serait peut-être une double tristesse ; mais ce qui me paraît sage et raisonnable, et digne de l'amitié de M. de Grignan, ce serait de mettre tous ses soins à pouvoir revenir ici au mois d'octobre. Vous n'avez point d'autre lieu pour passer l'hiver. Je ne veux pas vous en dire davantage présentement ; les choses prématurées perdent leur force et donnent du dégoût.
Il n'est plus question d'aucun grand voyage ; on ne parle que de Fontainebleau. Vous aurez très assurément M. de Vendôme cette année. Pour moi, je cours en Bretagne avec un chagrin insurmontable ; j'y vais, et pour y aller, et pour y être un peu, et pour y avoir été, et qu'il n'en soit plus question. Après la perte de la santé, que je mets toujours avec raison au premier rang, rien n'est si fâcheux que le mécompte et le dérangement des affaires : je m'abandonne donc à cette cruelle raison. Jugez de l'excès de mon inquiétude, vous qui savez avec quelle impatience je souffre le retardement de deux heures des courrier ; vous comprenez bien ce que je vais devenir, avec encore un peu plus de loisir et de solitude, pour donner plus d'étendue à mes craintes : il faut avaler ce calice, et penser à revenir pour vous embrasser ; car rien ne se fait que dans cette vue ; et me trouvant au-dessus de bien des choses, je me trouve infiniment au-dessous de celle-là : c'est ma destinée ; et les peines qui sont attachées à la tendresse que j'ai pour vous, étant offertes à Dieu, font la pénitence d'un attachement qui ne devrait être que pour lui.
Mon fils vient d'arriver de Douai, où il commandait à son tour la gendarmerie pendant le mois de mars. M. de Pomponne a passé le jour ici, il vous aime, et vous honore, et vous estime parfaitement. Ma résidence pour vous auprès de madame de Vins, me fait être assez souvent avec elle, et, en vérité, on ne peut être mieux. La pauvre madame de La Fayette ne sait plus que faire d'elle-même ; la perte de M. de La Rochefoucauld fait un si terrible vide dans sa vie, qu'elle en comprend mieux le prix d'un si agréable commerce : tout le monde se consolera, hormis elle, parce qu'elle n'a plus d'occupation, et que tous les autres reprennent leur place. Mademoiselle de Scuderi est très affligée de la mort de M. Fouquet ; enfin, voilà cette vie qui a tant donné de peine à conserver : il y aurait beaucoup à dire là-dessus ; sa maladie a été des convulsions et des maux de cœur sans pouvoir vomir. Je m'attends au chevalier pour toutes les nouvelles, et surtout pour celles de madame la dauphine, dont la cour est telle que vous l'imaginez ; vos pensées sont très-justes : le roi y est fort souvent, cela écarte un peu la presse. Adieu, ma très-chère et très-aimable : je suis plus à vous mille fois que je ne puis vous le dire.
 
Les lettres qui qui concernent l’affaire de Fouquet, ont été adressées au marquis de Pomponne, devenu ensuite ministre des affaires étrangères.
 
Aujourd’hui lundi 17 novembre 1664, M. Fouquet a été pour la seconde fois sur la sellette ; il s’est assis sans façon, comme l’autre fois. M. le chancelier a recommencé à lui dire de lever la main : il a répondu qu’il avait déjà dit les raisons qui l’empêchaient de prêter le serment. Là-dessus M. le chancelier s’est jeté dans de grands discours, pour faire voir le pouvoir légitime de la chambre ; que le roi l’avait établie, et que les commissions avaient été vérifiées par les compagnies souveraines.
M. Fouquet a répondu que souvent on faisait des choses par autorité, que quelquefois on ne trouvait pas justes, quand on y avait fait réflexion.
M. le chancelier a interrompu : Comment ! Vous dites donc que le roi abuse de sa puissance ? M. Fouquet a répondu : C’est vous qui le dites, monsieur, et non pas moi : ce n’est point ma pensée, et j’admire qu’en l’état où je suis, vous me vouliez faire une affaire avec le roi. Mais, monsieur, vous savez bien vous-même qu’on peut être surpris. Quand vous signez un arrêt, vous le croyez juste ; le lendemain vous-le cassez : vous voyez qu’on peut changer d’avis et d’opinion.
Mais cependant, a dit M. le chancelier, quoique vous ne reconnaissiez pas la chambre, vous lui répondez, vous lui présentez des requêtes, et vous voilà sur la sellette. Il est vrai, monsieur, a-t-il répondu, j’y suis ; mais je n’y suis pas par ma volonté, on m’y mène ; il y a une puissance à laquelle il faut obéir, et c’est une mortification que Dieu me fait souffrir, et que je reçois de sa main : peut-être pouvait-on bien me l’épargner, après les services que j’ai rendus et les charges que j’ai eu l’honneur d’exercer.
Après cela M. le chancelier a continué l’interrogatoire de la pension des gabelles, où M. Fouquet a très-bien répondu. Les interrogations continueront, et je continuerai de vous les mander fidèlement ; je voudrais seulement savoir si mes lettres vous sont rendues sûrement.
Vous savez sans doute notre déroute de Gigeri ; et comme ceux qui ont donné les conseils veulent jeter la faute sur ceux qui ont exécuté, on prétend faire le procès à Gadagne ; il y a des gens qui en veulent à sa tête : tout le public est persuadé pourtant qu’il ne pouvait pas faire autrement. On parle fort ici de M. d’Aleth, qui a excommunié les officiers subalternes du roi qui ont voulu contraindre les ecclésiastiques à signer. Voilà qui le brouillera avec monsieur votre père, comme cela le réunira avec le P. Annat. Adieu, je sens l’envie de causer qui me prend ; je ne veux pas m’y abandonner : il faut que le style des relations soit court.
 
De Madame de Sévigné à monsieur de Pomponne.
Le jeudi 20 novembre 1664.

M. Fouquet a été interrogé ce matin sur le marc d’or ; il a très-bien répondu. Plusieurs juges l’ont salué ; M. le chancelier en a fait reproche, et a dit que ce n’était point la coutume, étant conseiller breton : C’est à cause que vous êtes de Bretagne que vous saluez si bas M. Fouquet. En repassant par l’Arsenal, à pied pour se promener, M. Fouquet a demandé quels ouvriers il voyait : on lui a dit que c’étaient des gens qui travaillaient à un bassin de fontaine ; il y est allé, et a dit son avis, et puis s’est retourné en riant vers d’Artagnan, et lui a dit : « N’admirez-vous point de quoi je me mêle ? Mais c’est que j’ai été autrefois assez habile sur ces sortes de choses-là. » Ceux qui aiment M. Fouquet trouvent cette tranquillité admirable, je suis de ce nombre ; les autres disent que c’est une affectation : voilà le monde. Madame Fouquet, sa mère, a donné un emplâtre à la reine, qui l’a guérie de ses convulsions, qui étaient, à proprement parler, des vapeurs.
La plupart, suivant leurs désirs, se vont imaginant que la reine prendra cette occasion pour demander au roi la grâce de ce pauvre prisonnier ; mais pour moi, qui entends un peu parler des tendresses de ce pays-là, je n’en crois rien du tout. Ce qui est admirable, c’est le bruit que tout le monde fait de cet emplâtre, disant que c’est une sainte que madame Fouquet, et qu’elle peut faire des miracles.
Aujourd’hui 21, on a interrogé M. Fouquet sur les cires et sucres : il s’est impatienté sur certaines objections qu’on lui faisait, et qui lui ont paru ridicules. Il l’a un peu trop témoigné, et a répondu avec un air et une hauteur qui ont déplu. Il se corrigera, car cette manière n’est pas bonne ; mais, en vérité, la patience échappe : il me semble que je ferais tout comme lui.


Samedi au soir....
M. Fouquet est entré ce matin à la chambre ; on l’a interrogé sur les octrois ; il a été très mal attaqué, et s’est très-bien défendu. Ce n’est pas, entre nous, que ce ne soit un endroit des plus glissants de son affaire. Je ne sais quel bon ange l’a averti qu’il avait été trop fier ; il s’en est corrigé aujourd’hui, comme on s’est corrigé de le saluer. On ne rentrera que mercredi à la chambre ; je ne vous écrirai aussi que ce jour-là. Au reste, si vous continuez à me tant plaindre de la peine que je prends à vous écrire, et à me prier de ne point continuer, je croirai que c’est vous qui vous ennuyez de lire mes lettres, et que vous vous trouvez fatigué d’y faire réponse ; mais sur cela je vous promets encore de faire mes lettres plus courtes, si je puis ; et je vous quitte de la peine de me répondre, quoique j’aime encore vos lettres. Après ces déclarations, je ne pense pas que vous espériez d’empêcher le cours de mes gazettes. Quand je songe que je vous fais un peu de plaisir, j’en ai beaucoup. Il se présente si peu d’occasions de témoigner son estime et son amitié, qu’il ne faut pas les perdre quand elles viennent s’offrir. Je vous supplie de faire tous mes compliments chez vous et dans votre voisinage. La reine est bien mieux. 

Marquise de Sévigné, Lettres de Madame de Sévigné de sa famille et de ses amis : Paris, Hachette, 1862-1868

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