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Anthologie

Le Spleen de Paris dans le texte.

Une sélection d'extraits pour découvrir les poèmes en prose de Charles Baudelaire inspirés par Paris et sa foule dans Le Spleen de Paris.

À Arsène Houssaye

Charles Baudelaire, Le spleen de Paris ou Les cinquante petits poèmes en prose, 1857.
Ce texte liminaire est adressé au directeur de la partie littéraire de La Presse, revue dans laquelle Baudelaire publie vingt poèmes en prose. Il a pour fonction, d’une part, de justifier la publication de ses poèmes dans la presse, pratique courante à l’époque, et, d’autre part, d’attirer l’attention du lecteur sur leur nouveauté esthétique. Dans la mesure où l’influence d’Aloysius Bertrand sur Baudelaire semble moins importante que ce qui est annoncé ici, et où le poème en prose d’Arsène Houssaye, auquel le poète se réfère, souffre beaucoup de la comparaison avec « Le Mauvais vitrier », il convient de prendre cette dédicace avec distance : elle comporte peut-être une part ironique.

Mon cher ami, je vous envoie un petit ouvrage dont on ne pourrait pas dire, sans injustice, qu'il n'a ni queue ni tête, puisque tout, au contraire, y est à la fois tête et queue, alternativement et réciproquement. Considérez, je vous prie, quelles admirables commodités cette combinaison nous offre à tous, à vous, à moi et au lecteur. Nous pouvons couper où nous voulons, moi ma rêverie, vous le manuscrit, le lecteur sa lecture ; car je ne suspends pas la volonté rétive de celui-ci au fil interminable d'une intrigue superflue. Enlevez une vertèbre, et les deux morceaux de cette tortueuse fantaisie se rejoindront sans peine. Hachez-la en nombreux fragments, et vous verrez que chacun peut exister à part. Dans l'espérance que quelques-uns de ces tronçons seront assez vivants pour vous plaire et vous amuser, j'ose vous dédier le serpent tout entier.

J'ai une petite confession à vous faire. C'est en feuilletant, pour la vingtième fois au moins, le fameux Gaspard de la Nuit d'Aloysius Bertrand (un livre connu de vous, de moi et de quelques-uns de nos amis, n'a-t-il pas tous les droits à être appelé fameux ?) que l'idée m'est venue de tenter quelque chose d'analogue, et d'appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d'une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu'il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque.

Quel est celui de nous qui n'a pas, dans ses jours d'ambition, rêvé le miracle d'une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter aux mouvements lyriques de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ?
C'est surtout de la fréquentation des villes énormes, c'est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant.

Vous-même, mon cher ami, n'avez-vous pas tenté de traduire en une chanson le cri strident du Vitrier, et d'exprimer dans une prose lyrique toutes les désolantes suggestions que ce cri envoie jusqu'aux mansardes, à travers les plus hautes brumes de la rue ?
Mais, pour dire le vrai, je crains que ma jalousie ne m'ait pas porté bonheur. Sitôt que j’eus commencé le travail, je m'aperçus que non seulement je restais bien loin de mon mystérieux et brillant modèle, mais encore que je faisais quelque chose (si cela peut s'appeler quelque chose) de singulièrement différent, accident dont tout autre que moi s'enorgueillirait sans doute, mais qui ne peut qu'humilier profondément un esprit qui regarde comme le plus grand honneur du poète d'accomplir juste ce qu'il a projeté de faire.

Votre bien affectionné,
C. B.

Charles Baudelaire, Le spleen de Paris ou Les cinquante petits poèmes en prose : Paris, Michel Lévy frères, 1868-1870.

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Les Foules

Charles Baudelaire, Le spleen de Paris ou Les cinquante petits poèmes en prose, 1857.
Dans ce poème, Baudelaire dévoile la source de ses poèmes en prose, déjà évoquée dans la dédicace à Arsène Houssaye : le contact de la foule des grandes villes. Il expose également le principe de son lyrisme impersonnel. Le poème trouve peut-être l’une de ses sources dans le conte d’Edgar Poe, L’Homme des foules, évoqué par Baudelaire dans Le Peintre de la vie moderne.

Il n'est pas donné à chacun de prendre un bain de multitude : jouir de la foule est un art ; et celui-là seul peut faire, aux dépens du genre humain, une ribote de vitalité, à qui une fée a insufflé dans son berceau le goût du travestissement et du masque, la haine du domicile et la passion du voyage.
Multitude, solitude : termes égaux et convertibles par le poète actif et fécond. Qui ne sait pas peupler sa solitude, ne sait pas être seul dans une foule affairée.
Le poète jouit de cet incomparable privilège, qu'il peut, à sa guise, être lui-même et autrui. Comme ces âmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le personnage de chacun. Pour lui seul, tout est vacant ; et, si de certaines places paraissent lui être fermées, c'est qu'à ses yeux elles ne valent pas la peine d'être visitées.
Le promeneur solitaire et pensif tire une singulière ivresse de cette universelle communion. Celui-là qui épouse facilement la foule, connaît des jouissances fiévreuses, dont seront éternellement privés l'égoïste, fermé comme un coffre, et le paresseux, interné comme un mollusque. Il adopte, comme siennes, toutes les professions, toutes les joies et toutes les misères que la circonstance lui présente.
Ce que les hommes nomment amour est bien petit, bien restreint et bien faible, comparé à cette ineffable orgie, à cette sainte prostitution de l'âme qui se donne tout entière, poésie et charité, à l'imprévu qui se montre, à l'inconnu qui passe.
Il est bon d'apprendre quelquefois aux heureux de ce monde, ne fût-ce que pour humilier un instant leur sot orgueil, qu'il est des bonheurs supérieurs au leur, plus vastes et plus raffinés. Les fondateurs de colonies, les pasteurs des peuples, les prêtres missionnaires exilés au bout du monde, connaissent sans doute quelque chose de ces mystérieuses ivresses ; et au sein de la vaste famille que leur génie s'est faite, ils doivent rire quelquefois de ceux qui les plaignent pour leur fortune si agitée et pour leur vie si chaste.

Charles Baudelaire, Le spleen de Paris ou Les cinquante petits poèmes en prose : Paris, Michel Lévy frères, 1868-1870.

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Mademoiselle Bistouri

Charles Baudelaire, Le spleen de Paris ou Les cinquante petits poèmes en prose, 1857.
Dans ce court récit qui semble surenchérir dans l’art de la surprise, le poète fait le portrait plein de pitié d’un être étrange et touchant. Il se donne alors à la fois le rôle d’un observateur ou d’un voyeur bienveillant et celui d’un intercesseur. Il mêle à un regard quasi sociologique sur la grande ville une véritable fascination pour ses bizarreries.
 

Comme j’arrivais à l’extrémité du faubourg, sous les éclairs du gaz, je sentis un bras qui se coulait doucement sous le mien, et j’entendis une voix qui me disait à l’oreille : « Vous êtes médecin, monsieur ? »
Je regardai ; c’était une grande fille, robuste, aux yeux très-ouverts, légèrement fardée, les cheveux flottant au vent avec les brides de son bonnet.
«  Non ; je ne suis pas médecin. Laissez-moi passer. — Oh ! si ! vous êtes médecin. Je le vois bien. Venez chez moi. Vous serez bien content de moi, allez ! — Sans doute, j’irai vous voir, mais plus tard, après le médecin, que diable !… — Ah ! ah ! — fit-elle, toujours suspendue à mon bras, et en éclatant de rire, — vous êtes un médecin farceur, j’en ai connu plusieurs dans ce genre-là. Venez. »
J’aime passionnément le mystère, parce que j’ai toujours l’espoir de le débrouiller. Je me laissai donc entraîner par cette compagne, ou plutôt par cette énigme inespérée.
J’omets la description du taudis ; on peut la trouver dans plusieurs vieux poètes français bien connus. Seulement, détail non aperçu par Régnier, deux ou trois portraits de docteurs célèbres étaient suspendus aux murs.
Comme je fus dorloté ! Grand feu, vin chaud, cigares ; et en m’offrant ces bonnes choses et en allumant elle-même un cigare, la bouffonne créature me disait : « Faites comme chez vous, mon ami, mettez-vous à l’aise. Ça vous rappellera l’hôpital et le bon temps de la jeunesse. — Ah çà ! où donc avez-vous gagné ces cheveux blancs ? Vous n’étiez pas ainsi, il n’y a pas encore bien longtemps, quand vous étiez interne de L… Je me souviens que c’était vous qui l’assistiez dans les opérations graves. En voilà un homme qui aime couper, tailler et rogner ! C’était vous qui lui tendiez les instruments, les fils et les éponges. — Et comme, l’opération faite, il disait fièrement, en regardant sa montre : « Cinq minutes, messieurs ! » — Oh ! moi, je vais partout. Je connais bien ces Messieurs. »
Quelques instants plus tard, me tutoyant, elle reprenait son antienne, et me disait : « Tu es médecin, n’est-ce pas, mon chat ? »
Cet inintelligible refrain me fit sauter sur mes jambes. « Non ! criai-je furieux.
 Chirurgien, alors ?
 Non ! non ! à moins que ce ne soit pour te couper la tête ! S… s… c… de s… m… !
 Attends, reprit-elle, tu vas voir. »
Et elle tira d’une armoire une liasse de papiers, qui n’était autre chose que la collection des portraits des médecins illustres de ce temps, lithographiés par Maurin, qu’on a pu voir étalée pendant plusieurs années sur le quai Voltaire.
« Tiens ! le reconnais-tu celui-ci ?
 Oui ! c’est X. Le nom est au bas d’ailleurs ; mais je le connais personnellement.
 Je savais bien ! Tiens ! voilà Z. celui qui disait à son cours, en parlant de X. : « Ce monstre qui porte sur son visage la noirceur de son âme ! » Tout cela, parce que l’autre n’était pas de son avis dans la même affaire ! Comme on riait de ça à l’École, dans le temps ! Tu t’en souviens ? — Tiens, voilà K., celui qui dénonçait au gouvernement les insurgés qu’il soignait à son hôpital. C’était le temps des émeutes. Comment est-ce possible qu’un si bel homme ait si peu de cœur ? — Voici maintenant W., un fameux médecin anglais ; je l’ai attrapé à son voyage à Paris. Il a l’air d’une demoiselle, n’est-ce pas ? »
Et comme je touchais à un paquet ficelé, posé aussi sur le guéridon : « Attends un peu, dit-elle ; — ça, c’est les internes, et ce paquet-ci, c’est les externes. »
Et elle déploya en éventail une masse d’images photographiques, représentant des physionomies beaucoup plus jeunes.
« Quand nous nous reverrons, tu me donneras ton portrait, n’est-ce pas, chéri ?
 Mais, lui dis-je, suivant à mon tour, moi aussi, mon idée fixe, — pourquoi me crois-tu médecin ?
 C’est que tu es si gentil et si bon pour les femmes !
 Singulière logique ! me dis-je à moi-même.
 Oh ! je ne m’y trompe guère ; j’en ai connu un bon nombre. J’aime tant ces messieurs, que, bien que je ne sois pas malade, je vais quelquefois les voir, rien que pour les voir. Il y en a qui me disent froidement : « Vous n’êtes pas malade du tout ! » Mais il y en a d’autres qui me comprennent, parce que je leur fais des mines.
 Et quand ils ne te comprennent pas… ?
 Dame ! comme je les ai dérangés inutilement, je laisse dix francs sur la cheminée. — C’est si bon et si doux, ces hommes-là ! — j’ai découvert à la Pitié un petit interne, qui est joli comme un ange, et qui est poli ! et qui travaille, le pauvre garçon ! Ses camarades m’ont dit qu’il n’avait pas le sou, parce que ses parents sont des pauvres qui ne peuvent rien lui envoyer. Cela m’a donné confiance. Après tout, je suis assez belle femme, quoique pas trop jeune. Je lui ai dit : « Viens me voir, viens me voir souvent. Et avec moi, ne te gêne pas ; je n’ai pas besoin d’argent. » Mais tu comprends que je lui ai fait entendre ça par une foule de façons ; je ne le lui ai pas dit tout crûment ; j’avais si peur de l’humilier, ce cher enfant ! — Eh bien ! croirais-tu que j’ai une drôle d’envie que je n’ose pas lui dire ? — Je voudrais qu’il vînt me voir avec sa trousse et son tablier, même avec un peu de sang dessus ! »
Elle dit cela d’un air fort candide, comme un homme sensible dirait à une comédienne qu’il aimerait : « Je veux vous voir vêtue du costume que vous portiez dans ce fameux rôle que vous avez créé. »
Moi, m’obstinant, je repris : « Peux-tu te souvenir de l’époque et de l’occasion où est née en toi cette passion si particulière ? »
Difficilement je me fis comprendre ; enfin j’y parvins. Mais alors elle me répondit d’un air très-triste, et même, autant que je peux me souvenir, en détournant les yeux : « Je ne sais pas… je ne me souviens pas. »
Quelles bizarreries ne trouve-t-on pas dans une grande ville, quand on sait se promener et regarder ? La vie fourmille de monstres innocents. — Seigneur, mon Dieu ! vous, le Créateur, vous, le Maître ; vous qui avez fait la Loi et la Liberté ; vous, le souverain qui laissez faire, vous, le juge qui pardonnez ; vous qui êtes plein de motifs et de causes, et qui avez peut-être mis dans mon esprit le goût de l’horreur pour convertir mon cœur, comme la guérison au bout d’une lame ; Seigneur ayez pitié, ayez pitié des fous et des folles ! Ô Créateur ! peut-il exister des monstres aux yeux de Celui-là seul qui sait pourquoi ils existent, comment ils se sont faits et comment ils auraient pu ne pas se faire ?

Charles Baudelaire, Le spleen de Paris ou Les cinquante petits poèmes en prose : Paris, Michel Lévy frères, 1868-1870.

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Le joujou du pauvre

Charles Baudelaire, Le spleen de Paris ou Les cinquante petits poèmes en prose, 1857.
Le poème en prose intitulé « Le joujou du pauvre » est tiré d’un récit bien plus long publié par Baudelaire en 1853. Il reprend deux des derniers paragraphes de ce récit et en concentre la morale en confrontant le joujou verni et le joujou tiré de la vie même. Ceux-ci correspondent à deux esthétiques différentes, beauté idéale d’un côté, vérité réaliste de l’autre. Les poèmes en prose de Baudelaire favorisent en effet l’alliance du beau et du vrai, de l’idéal et du bizarre.

Je veux donner l'idée d'un divertissement innocent. Il y a si peu d'amusements qui ne soient pas coupables !
Quand vous sortirez le matin avec l'intention décidée de flâner sur les grandes routes, remplissez vos poches de petites inventions à un sol, – telles que le polichinelle plat mû par un seul fil, les forgerons qui battent l'enclume, le cavalier et son cheval dont la queue est un sifflet – et le long des cabarets, au pied des arbres, faites-en hommage aux enfants inconnus et pauvres que vous rencontrerez. Vous verrez leurs yeux s'agrandir démesurément. D'abord ils n'oseront pas prendre ; ils douteront de leur bonheur. Puis leurs mains agripperont vivement le cadeau, et ils s'enfuiront comme font les chats qui vont manger loin de vous le morceau que vous leur avez donné, ayant appris à se défier de l'homme.
Sur une route, derrière la grille d'un vaste jardin, au bout duquel apparaissait la blancheur d'un joli château frappé par le soleil, se tenait un enfant beau et frais, habillé de ces vêtements de campagne si pleins de coquetterie.
Le luxe, l'insouciance et le spectacle habituel de la richesse rendent ces enfants-là si jolis qu'on les croirait faits d'une autre pâte que les enfants de la médiocrité ou de la pauvreté.
À côté de lui, gisait sur l'herbe un joujou splendide, aussi frais que son maître, verni, doré, vêtu d'une robe pourpre, et couvert de plumets et de verroteries. Mais l'enfant ne s'occupait pas de son joujou préféré, et voici ce qu'il regardait :
De l'autre côté de la grille, sur la route, entre les chardons et les orties, il y avait un autre enfant, sale, chétif, fuligineux, un de ces marmots-parias dont un œil impartial découvrirait la beauté, si, comme l'œil du connaisseur devine une peinture idéale sous un vernis de carrossier, il le nettoyait de la répugnante patine de la misère.
À travers ces barreaux symboliques séparant deux mondes, la grande route et le château, l'enfant pauvre montait à l'enfant riche son propre joujou, que celui-ci examinait avidement comme un objet rare et inconnu. Or, ce joujou, que le petit souillon agaçait, agitait et secouait dans une boite grillée, c'était un rat vivant ! Les parents, par économie sans doute, avaient tiré le joujou de la vie elle-même.
Et les deux enfants se riaient l'un à l’autre fraternellement, avec des dents d'une égale blancheur.

Charles Baudelaire, Le spleen de Paris ou Les cinquante petits poèmes en prose : Paris, Michel Lévy frères, 1868-1870.

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Any where out of the world

Charles Baudelaire, Le spleen de Paris ou Les cinquante petits poèmes en prose, 1857.
Ce court poème, dans lequel le poète dialogue avec son âme, reprend le thème de l’évasion souvent abordé tant dans Les Fleurs du Mal que dans Le Spleen de Paris. Cependant, le désir du départ est ici vu comme une obsession sans objet véritable plutôt que comme un élan vers l’idéal. Comme dans « Le Voyage », il apparaît ici que les échappées terrestres sont vaines, et que le seul voyage véritable est celui qui nous arrache à ce monde.

Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poêle, et celui-là croit qu’il guérirait à côté de la fenêtre.
Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme.
« Dis-moi, mon âme, pauvre âme refroidie, que penserais-tu d’habiter Lisbonne ? Il doit y faire chaud, et tu t’y ragaillardirais comme un lézard. Cette ville est au bord de l’eau ; on dit qu’elle est bâtie en marbre, et que le peuple y a une telle haine du végétal, qu’il arrache tous les arbres. Voilà un paysage selon ton goût ; un paysage fait avec la lumière et le minéral, et le liquide pour les réfléchir ! »
Mon âme ne répond pas.
« Puisque tu aimes tant le repos, avec le spectacle du mouvement, veux-tu venir habiter la Hollande, cette terre béatifiante ? Peut-être te divertiras-tu dans cette contrée dont tu as souvent admiré l’image dans les musées. Que penserais-tu de Rotterdam, toi qui aimes les forêts de mâts, et les navires amarrés au pied des maisons ? »
Mon âme reste muette.
« Batavia te sourirait peut-être davantage ? Nous y trouverions d’ailleurs l’esprit de l’Europe marié à la beauté tropicale. »
Pas un mot. — Mon âme serait-elle morte ?
« En es-tu donc venue à ce point d’engourdissement que tu ne te plaises que dans ton mal ? S’il en est ainsi, fuyons vers les pays qui sont les analogies de la Mort. — Je tiens notre affaire, pauvre âme ! Nous ferons nos malles pour Tornéo. Allons plus loin encore, à l’extrême bout de la Baltique ; encore plus loin de la vie, si c’est possible ; installons-nous au pôle. Là le soleil ne frise qu’obliquement la terre, et les lentes alternatives de la lumière et de la nuit suppriment la variété et augmentent la monotonie, cette moitié du néant. Là, nous pourrons prendre de longs bains de ténèbres, cependant que, pour nous divertir, les aurores boréales nous enverront de temps en temps leurs gerbes roses, comme des reflets d’un feu d’artifice de l’Enfer ! »
Enfin, mon âme fait explosion, et sagement elle me crie : « N’importe où ! n’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde ! »

Charles Baudelaire, Le spleen de Paris ou Les cinquante petits poèmes en prose : Paris, Michel Lévy frères, 1868-1870.

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